Un bouc émissaire idéal. Comment Israël absorbe les péchés de l’Occident

REPORTAGE. Dans l’imaginaire de la gauche radicale, Israël incarne l’ultime bastion du colonialisme. Mais, de Jérusalem à Tel-Aviv, Maarten Boudry a découvert une société traversée de paradoxes et de voix dissonantes, y compris parmi ses citoyens arabes.

(Le Point, publié le 24/06/2025; pour Quillette; traduction : Peggy Sastre)

Dans la masse de récits victimaires qu’adore la gauche, on n’est jamais à court de griefs. À chaque forme d’oppression son coupable désigné : les Blancs, les hommes, le fameux « 1 % », les hétérosexuels, les personnes cisgenres. Reste que, dans ce beau corpus démonologique, la plus grosse cible n’est pas un individu, mais une entité : la civilisation occidentale. Coupable d’avoir industrialisé au mépris de la planète, d’avoir imposé un capitalisme rapace au détriment du Sud et de traîner des siècles de colonisation et de pillages. Dans ce grand théâtre des boucs émissaires, l’Occident joue le rôle du méchant ultime.

Sauf que la civilisation occidentale est loin d’avoir rendu l’âme – sans compter que ses plus féroces procureurs s’accommodent fort bien de ses bienfaits en vivant dans ses métropoles, enseignant dans ses universités, jouissant de ses libertés. Reste qu’il existe un expédient commode pour apaiser sa mauvaise conscience sans renoncer à son confort : accabler Israël. Contrairement à bien d’autres démocraties libérales, Israël vit sous des menaces existentielles permanentes et n’a d’autre choix, pour se défendre, que de souvent recourir à une violence meurtrière.

Pour l’aile la plus radicale de la gauche, des groupes comme le Hamas ou le Hezbollah sont de valeureux résistants, engagés dans une noble croisade anticoloniale. La chute de l’empire colonial par excellence – les États-Unis – relève encore du fantasme lointain ; celle du seul État juif de la planète semble, elle, presque accessible.

Comment la gauche modérée rationalise la violence du Hamas

Un cap que la gauche modérée, plus prudente, ne franchit pas. Elle se contente d’expliquer que les atrocités du Hamas, tout en étant condamnables, s’inscrivent dans une logique de représailles compréhensibles après des décennies d’occupation. Dans les deux cas, Israël est vu comme l’ultime vestige du colonialisme européen, et sommé d’endosser la responsabilité principale du conflit. Un État d’apartheid, disent-ils, gangrené par des logiques de suprématie blanche – et juive.

Malgré les efforts répétés de Benyamin Netanyahou pour affaiblir l’État de droit, Israël demeure, et de loin, la seule démocratie libérale du Moyen-Orient. Dans presque tous les classements internationaux, le pays obtient les meilleurs scores de la région en matière de gouvernance démocratique. Élections libres, société civile active, droits garantis aux minorités ethniques comme aux personnes LGBT : les fondations libérales sont solides. La séparation des pouvoirs est (encore) effective, les ONG de défense des droits humains comme les simples citoyens n’hésitent pas à poursuivre l’État en justice, et les critiques du gouvernement s’expriment librement dans la presse.

En face, la plupart des régimes arabes voisins affichent un triste palmarès : libertés fondamentales inexistantes, répression systématique, scores calamiteux dans tous les indices de démocratie. Dans tout le monde arabe, le Liban est à ce jour le seul pays à avoir organisé une Gay Pride.

Une démocratie isolée au milieu des dictatures

Aussi, Israël compte parmi les pays les plus ethniquement diversifiés au monde. Aux côtés de la majorité juive et de la population arabe sunnite, on trouve plusieurs minorités : druzes, chrétiens, ahmadis. Les Arabes et les musulmans vivant en Israël – environ 20 % de la population – disposent de la pleine citoyenneté et des mêmes droits que les Israéliens juifs. Ils siègent au Parlement, servent dans l’armée, et occupent des postes de responsabilité au sein de l’administration comme de la société civile.

Il y a peu, j’étais en Israël en compagnie d’une délégation de l’Association de presse Europe-Israël (EIPA), une organisation indépendante, sans aucun lien avec le gouvernement israélien. Sur place, j’ai pu échanger avec une grande diversité d’interlocuteurs : des habitants du kibboutz de Kfar Aza, des Bédouins, des Arabes vivant dans des villages proches de la frontière libanaise ou à Jérusalem-Est, ainsi que des députés de la Knesset issus de différents partis.

Ce qui m’a le plus frappé lors de ce séjour, c’est la loyauté qu’expriment de nombreux Arabes israéliens – pas tous, certes – envers leur pays. Au centre médical Sheba, Juifs et Arabes travaillent côte à côte dans les blocs opératoires, soignant sans distinction enfants israéliens, arabes ou palestiniens. Bien que dispensés de service militaire, nombre d’Arabes choisissent pourtant de s’engager.

Vue de la vieille ville de Jérusalem, prise depuis le centre Jinnovate à Jérusalem-Est occupée.

Des Arabes israéliens qui choisissent l’uniforme

Nous avons rencontré l’une d’entre eux : la majore Ella Waweya, jeune femme arabe qui a rejoint Tsahal malgré l’opposition initiale de sa famille – réticence depuis levée. Décorée en 2016 de la plus haute distinction militaire, elle est aujourd’hui commandante adjointe de l’unité des porte-parole arabes. Musulmane pratiquante, elle est fière de parler hébreu avec un accent arabe. Son parcours, dit-elle, a fait des émules : une douzaine de jeunes de son village ont suivi sa voie.

Dans le village bédouin d’Arab al-Aramshe, à la frontière libanaise, un membre de la communauté nous a confié se sentir aussi israélien que bédouin, sans percevoir la moindre différence entre ses voisins juifs et lui. Tous servent dans l’armée, leurs enfants fréquentent les mêmes écoles, et ils ont été évacués ensemble par les autorités après les tirs de roquettes du Hezbollah. J’ai entendu des expressions de loyauté encore plus marquées chez les Druzes vivant le long de la frontière nord. En 1967, lors de la guerre des Six Jours, les soldats druzes de Tsahal n’ont pas hésité à tirer sur leurs coreligionnaires de l’armée syrienne.

Pour eux, la loyauté envers l’État prévaut sur l’appartenance religieuse – surtout dans un pays comme Israël. Ils savent ce que bien des progressistes occidentaux peinent à admettre : qu’Israël est le seul pays de la région à leur garantir liberté religieuse et droits démocratiques. Partout ailleurs, les Druzes sont marginalisés, opprimés, parfois persécutés comme apostats.

Ce qu’Israël garantit et que le monde arabe refuse

Il est tout à fait possible que les Arabes et autres membres de minorités que j’ai rencontrés grâce à l’EIPA ne soient pas représentatifs de l’ensemble de leur communauté. Peut-être même ont-ils été choisis par l’association en raison de leurs opinions favorables à Israël – et, de toute façon, un antisioniste acharné ne se serait sans doute jamais prêté à un tel programme. Reste que les enquêtes d’opinion montrent que ces voix pro-israéliennes sont loin d’être isolées.

Dans un sondage mené après le 7 octobre 2023, 70 % des Arabes israéliens déclaraient ressentir un sentiment d’appartenance à leur pays – un bond spectaculaire par rapport aux 48 % consignés plus tôt dans l’année. Un autre sondage, réalisé en 2024, indiquait que 32 % des Arabes faisaient confiance à l’armée israélienne, et 23 % à la police. Des chiffres, certes, bien inférieurs à ceux des citoyens juifs (respectivement 80 % et 42,5 %), mais tout de même remarquablement élevés pour un État que certains décrivent comme suprémaciste et ségrégationniste. (L’ensemble des données est consultable ici.)

Entre entrepreneuriat palestinien et hypocrisie européenne

Même Mansour Abbas, chef du parti arabe et islamiste Ra’am à la Knesset, l’affirme sans ambages : « Nous faisons partie d’Israël et sommes attachés à notre citoyenneté. » Interrogé sur la qualification d’Israël comme État d’apartheid, il a répondu par la négative – tout en avertissant qu’une annexion de la Cisjordanie et de Gaza pourrait faire basculer le pays dans cette catégorie, l’intégration de 5 millions de Palestiniens remettant en cause sa majorité juive. Mais, pour l’heure, a-t-il reconnu, dans les frontières reconnues par la communauté internationale, Israël reste une démocratie.

Cela va sans dire : beaucoup d’Arabes vivant dans les territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza ne voient pas du même œil Israël ou son armée. Reste que, même à Jérusalem-Est, sous contrôle israélien depuis la guerre des Six Jours, les perceptions sont plus nuancées qu’on a tendance à l’imaginer. Nous avons passé plusieurs heures au sein de Jinnovate, un centre dédié à la promotion de l’entrepreneuriat technologique dans la société palestinienne, soutenu par des fonds publics israéliens. Son directeur, Mahmoud Khweis, est un entrepreneur palestinien originaire de Jérusalem-Est, diplômé de la Harvard Business School et de la John F. Kennedy School of Government.

Khweis est un fervent défenseur de ce qu’il appelle la « diplomatie par la science » : l’idée que la collaboration autour de défis techniques peut permettre de dépasser les clivages politiques. Il a travaillé avec l’ONU, la Banque mondiale et l’Usaid, mais n’a jamais bénéficié du soutien de l’Union européenne. Bruxelles considère Jérusalem-Est comme un territoire illégalement occupé, et toute coopération avec Jinnovate risquerait d’être interprétée comme une forme de légitimation de l’occupation – même si le centre offre de précieuses perspectives à de jeunes Palestiniens brillants, étudiants ou ingénieurs, dans les domaines scientifiques.

Abus de pouvoir

Si cette visite ne figurait pas dans mon programme, j’ai tenu à me rendre à la Librairie éducative de Jérusalem-Est – une petite boutique familiale, rendue célèbre plus tôt dans l’année après deux descentes de police et l’arrestation de deux de ses propriétaires, accusés de vendre du matériel incitant au terrorisme. Lorsque je m’y suis présenté, à l’approche du ramadan, l’ambiance était paisible : la famille vendait ses livres comme si de rien n’était. Le jeune propriétaire, jovial, plaisantait sur son passage en prison et sur son estomac qui gargouillait – musulman pratiquant, il comptait les heures avant la rupture du jeûne.

J’ai acheté quelques titres antisionistes d’Ilan Pappé et de Norman Finkelstein – mais aussi, pour faire bonne mesure, un livre de Yascha Mounk, soutien d’Israël. Mais je n’y ai trouvé aucun ouvrage ni contenu incitant à la violence – comme je l’avais d’ailleurs prévu. À mes yeux, l’intervention des autorités israéliennes n’a été qu’un abus de pouvoir, et la vague de protestation, menée par plus d’un millier d’intellectuels juifs israéliens, fut pleinement justifiée. Mais ce qu’on a rarement lu dans la presse occidentale, c’est que la librairie a rouvert quelques jours plus tard, avec toujours en rayon un large éventail d’ouvrages très critiques à l’égard d’Israël et du sionisme – rien de plus normal dans une démocratie libérale respectueuse de la liberté d’expression.

La compassion à l’épreuve du 7 Octobre

Je n’ai croisé aucun Israélien appelant au génocide ou au nettoyage ethnique de Gaza. En revanche, plusieurs personnes m’ont confié qu’elles n’arrivaient plus, depuis le 7 Octobre, à éprouver de compassion pour les civils innocents de l’enclave. Un sentiment particulièrement vif au kibboutz de Kfar Aza, où la population, profondément marquée, vivait autrefois en relative proximité avec Gaza : nombre d’habitants y employaient des travailleurs immigrés, dont certains auraient servi d’informateurs aux terroristes responsables des massacres. Certains de ces kibboutzniks avaient même fait partie des bénévoles accompagnant des enfants palestiniens dans des hôpitaux israéliens.

Mais l’expression la plus radicale de ce durcissement est venue de Kazim Khlilih, un influenceur LGBTQ arabe israélien, engagé volontaire dans l’armée israélienne. « Je sais que je ne devrais pas dire ça, mais je n’ai aucune compassion pour les habitants de Gaza. Je m’en fiche », nous a-t-il ainsi confié. Des paroles dures, mais le fait est que Kazim a perdu un cousin le 7 Octobre : un ambulancier tué de manière atroce par le Hamas lors du festival Nova.

Autre position tranchée : celle de Khaled Abu Toameh, journaliste arabe influent, fils d’un père arabe israélien et d’une mère palestinienne, élevé à Jérusalem-Est. Lors de notre voyage, c’est de lui qu’ont émané certains des propos les plus offensifs à l’égard de Gaza. Selon Toameh, l’armée israélienne aurait dû « réoccuper temporairement Gaza et s’y installer en tant qu’autorité de fait ». Plutôt que de multiplier les incursions pour traquer les derniers bastions du Hamas, il aurait été, selon lui, plus judicieux d’adopter la stratégie même du mouvement islamiste après son coup de force : se proclamer officiellement au pouvoir, ne serait-ce que pour un temps. Ce geste, soutient-il, aurait adressé un message sans ambiguïté aux civils : le règne du Hamas était révolu.

Une démocratie fragile, mais toujours debout

La société israélienne est loin d’être un modèle d’harmonie. Le pays est traversé de profondes divisions, ethniques et religieuses, que les guerres en cours et la menace permanente d’attentats ne font qu’aggraver. Une partie de la population juive nourrit une méfiance tenace envers la minorité arabe. Si Israël reste une démocratie libérale, elle est « en difficulté, en détresse et profondément imparfaite », pour reprendre les mots de l’historienne Fania Oz-Salzberger. Et la situation est encore plus sombre en Cisjordanie, où les Palestiniens sont privés de droits politiques véritables et où les tensions entre Juifs et Arabes atteignent leur paroxysme.

Pourtant, l’existence d’Israël prouve qu’une coexistence pacifique entre Juifs, Arabes et autres minorités religieuses ou ethniques est possible. Sur certains plans, Israël parvient même mieux à intégrer sa population musulmane que bien des pays européens, pourtant prompts à accuser l’État juif d’« apartheid » ou de « génocide ». Le patriotisme exprimé par de nombreux Arabes israéliens est frappant – et serait peu commun chez leurs coreligionnaires en Europe. En réalité, même en tant que musulman, on est sans doute mieux loti dans l’État juif que partout ailleurs au Moyen-Orient.

Nulle part ailleurs dans la région les musulmans ne jouissent d’autant de libertés politiques et religieuses. Cela vaut en particulier pour les musulmans LGBT. Lorsqu’une mosquée berlinoise a annoncé qu’elle accueillerait femmes et homosexuels, son imam – une femme – a reçu tant de menaces de mort que la police a dû lui assigner une protection 24 heures sur 24. Comme l’a résumé Kazim, interrogé sur ce que cela signifie d’être un musulman gay dans l’État juif : « Ce n’est pas facile, mais, comparé à l’Europe, Dieu merci, je suis une minorité en Israël. »

Bon Israël, mauvais Arabes

Dans son ouvrage désormais classique L’Orientalisme, l’universitaire palestinien Edward Said dénonçait « la dichotomie simpliste » qui, selon lui, traversait le discours orientaliste occidental et opposait « Israël, épris de liberté et démocratique, et les mauvais Arabes, totalitaires et terroristes ». Il en va, bien sûr, d’une caricature grossière de la manière dont l’Occident aborde l’islam : seuls les racistes les plus virulents pourraient prétendre que tous les Arabes sont intrinsèquement mauvais ou violents. Le monde arabe n’est nullement imperméable aux idées des Lumières – en témoignent les nombreux musulmans libéraux ou ex-musulmans que l’on croise en Israël comme ailleurs.

Sauf qu’en privilégiant le discours au détriment des faits – héritage assumé de Michel Foucault –, Said passait à côté d’une vérité dérangeante : il n’existe qu’un seul pays au Moyen-Orient qui défend réellement les principes libéraux issus des Lumières. Si l’on est attaché aux valeurs progressistes, alors on ne peut qu’espérer que les États voisins d’Israël s’en rapprochent. Car, malgré toutes ses failles, Israël reste le seul véritable bastion de liberté et de pluralisme dans la région.

Le dernier jour de mon séjour en Israël, j’allai déjeuner avec l’ambassadeur de Belgique dans un restaurant de Tel-Aviv. Nous parlions du climat politique du pays et du veule boycott décidé par certaines universités européennes lorsque mon interlocuteur a soudain désigné une table voisine : « C’est mon ami Ehud Olmert ! » Je savais qu’Olmert avait été Premier ministre entre 2006 et 2009, mais je ne l’aurais pas reconnu.

On se souvient de lui pour son offre de paix faite à Mahmoud Abbas en 2008 – qu’Abbas a refusée –, mais aussi pour une page moins glorieuse : seize mois passés en prison pour corruption. Alors qu’il s’approchait et que je lui serrais la main, une pensée m’a traversé l’esprit : cet avocat et homme politique juif, qui fut l’homme le plus puissant d’Israël, a fini derrière les barreaux… en partie grâce à un juge arabe de la Cour suprême.

Diriez-vous que cela ressemble à un « apartheid » ?