Par MAARTEN BOUDRY et MARK LYNAS. Publié dans Le Soir, 8/06/2021
Maarten Boudry est philosophe et titulaire de la chaire Etienne Vermeersch à l’université de Gand. Mark Lynas est journaliste scientifique britannique et auteur de Six degrés – Que va-t-il se passer ?
En 2020, l’impact dévastateur du Covid-19 sur l’économie mondiale a entraîné une réduction de 8 % des émissions globales. À quelque chose malheur est bon ? Non, pas vraiment. Pour atteindre les objectifs de l’accord climat signé à Paris et, donc, limiter la hausse de température globale à 1,5 °C, nous devons réduire nos émissions du même pourcentage chaque année jusqu’en 2030 – mais de préférence sans tous ces morts et sans dépression économique, évidemment.
Si beaucoup d’hommes politiques consacrent de belles paroles à la problématique du climat, rares sont ceux qui ont conscience de l’ampleur du défi. Pour atteindre notre objectif de 1,5 °C, nous ne devons pas simplement diminuer nos émissions, nous devons les réduire à zéro et en quelques décennies seulement. Cela nécessite une transformation inédite de pratiquement tous les secteurs de l’économie mondiale.
La solution miracle n’existe pas et la politique climatique va engendrer de pénibles dilemmes. Par exemple, il est indispensable de se mettre d’accord sur un timing réaliste pour l’abandon progressif du charbon, du pétrole et du gaz. Si nous fermons toutes les centrales à charbon ou à gaz demain, ou même l’an prochain, cela aura des conséquences catastrophiques pour des millions de gens.
En revanche, il y a quelque chose dont nous n’avons certainement pas besoin à ce stade de la crise climatique, et surtout pas dans les pays riches et industrialisés : c’est la construction d’une nouvelle infrastructure fossile. Le mois passé, Fatih Birol, directeur de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), a traité tous les nouveaux projets pétroliers et gaziers, de junk investments – autrement dit de « camelote ». Et pourtant, la Belgique veut construire différents types de centrales à gaz naturel d’ici 2025. Alors que comme chacun sait, le gaz naturel est un combustible fossile qui émet des tonnes de CO2, lesquelles réchauffent à leur tour le climat.
Cette décision calamiteuse menace de rendre notre pays dépendant des énergies fossiles pour des dizaines d’années, car aucune société ne va bien entendu construire une centrale pour la fermer peu après. Pour que l’investissement soit rentable, il faut que ces centrales à énergie fossile restent en activité pendant des dizaines d’années. Selon le think thank britannique Ember, la Belgique sera le seul pays d’Europe à émettre plus de CO2 en 2030 qu’aujourd’hui. Ce qui fera de nous l’un des plus mauvais (et des plus polluants) élèves de la classe.
Le plus tragique, c’est que ce n’est pas du tout nécessaire. La Belgique dispose pour le moment de sept réacteurs nucléaires qui produisent une électricité propre et fiable sans gaz à effet de serre et sans pollution atmosphérique. Deux au moins peuvent encore tourner pendant vingt ans. Selon une étude d’EnergyVille, nous pouvons éviter quelque 45 millions de tonnes d’émissions de CO2 (soit l’équivalent d’un demi-million de grosses voitures à essence), rien qu’en maintenant en activité les deux plus récentes. Hélas, Tinne Van der Straeten, ministre de l’Énergie (Groen), s’accroche obstinément à son projet de sortie totale du nucléaire en 2025, cela, pour des raisons que nous ne pouvons décrire que comme purement idéologiques.
Mais il y a pire. En effet, la Belgique compte subventionner ces centrales à énergie fossile elle-même via le Mécanisme de rémunération de la capacité (MRC), qui dédommage les entreprises pour les revenus qu’elles perdent quand leurs centrales à énergie fossile ne sont pas nécessaires (autrement dit quand il y a suffisamment de soleil et de vent). Nous seulement nous construisons de nouvelles centrales à énergie fossile pour brûler plus de combustible fossile, mais nous payons cette industrie pour s’en occuper à notre place.
Cette décision indéfendable est défendue avec des arguments fallacieux et des raisonnements biaisés que les partis verts n’accepteraient jamais dans un autre contexte. Construire des centrales à gaz est en réalité neutre en carbone, prétendent-ils, car le secteur de l’énergie est soumis au Système européen d’échange de quotas (SEQE), qui impose un plafond fixe pour les émissions. Ce n’est pas grave si nous émettons un peu plus puisque d’autres le font un peu moins…
Certains vont jusqu’à prétendre que nos centrales à gaz sont une bénédiction pour la planète parce qu’elles évinceront les centrales à charbon est-européennes. Selon cette logique, nous pouvons sans complexes nous offrir des mini-trips en avion à travers l’Europe puisque le secteur aéronautique est également soumis au système d’échange de quotas. Cela n’a aucun sens.
En réalité, construire des centrales à gaz est une preuve de myopie et d’égoïsme, car cela augmente le coût de la transition énergique pour d’autres pays. Si nous voulons nous débarrasser rapidement des centrales à charbon polonaises, nous devons simplement abaisser le plafond d’émissions au lieu de brûler nous-mêmes du gaz.
En dépit de toutes ces contorsions byzantines, rien ne peut empêcher ce fait : chaque molécule de CO2 compte, car chacune contribue au réchauffement climatique. Si nous n’atteignons pas l’objectif d’1,5 °C, 99 % des récifs coralliens disparaîtront et les archipels de faible altitude, comme les Maldives, seront engloutis.
Un autre argument consiste à dire que les centrales à gaz peuvent être arrêtées et relancées facilement, ce qui les rend plus faciles à combiner avec l’énergie renouvelable. Il est exact que le gaz naturel est plus flexible que l’énergie nucléaire (bien que la production des centrales nucléaires peut aussi être modulée en fonction de la demande), mais ce raisonnement revient à mettre la charrue avant les bœufs : le but est de réduire au maximum nos émissions, pas d’utiliser le plus d’énergie renouvelable possible. Un système associant une production renouvelable et le gaz reste plus mauvais pour le climat qu’une combinaison de renouvelable et de nucléaire. De plus, la Belgique dispose déjà de 6,83 gigawatts de capacité gaz, c’est-à-dire suffisamment pour assurer la flexibilité.
Mais, affirme-t-on pour nous rassurer, d’ici quelques années, les centrales à gaz brûleront de l’hydrogène vert ou seront équipées de la technologie de captage et de stockage du carbone. Si seulement c’était vrai ! Pour l’instant, l’Europe n’a aucune centrale à gaz commerciale équipée d’une telle technologie et ce n’est pas un hasard : le dispositif CSC double le prix de l’électricité et ne capte en outre qu’une partie des émissions. Et l’hydrogène vert ? Si nous voulons électrifier le secteur du transport et les divers processus industriels (et nous n’avons pas le choix), nous aurons besoin de toute la capacité éolienne et solaire récemment installée pour couvrir la demande croissante, surtout dans un pays dense comme la Belgique. L’hydrogène sera certainement utilisé dans l’industrie, mais le principe consistant à produire de l’électricité pour créer de l’hydrogène (par électrolyse) et brûler ensuite cet hydrogène afin de produire à nouveau de l’électricité est particulièrement inefficace et coûteux – et ne résout en rien le problème du stockage saisonnier.
Il ne s’agit pas ici d’être pro-nucléaire, mais bien d’être anti-fossiles. Si dans vingt ans, nous avons développé des systèmes renouvelables qui résolvent le problème de la dépendance climatique et de l’occupation du sol, nous pourrons peut-être envisager de dire définitivement adieu à l’énergie nucléaire. Mais à ce moment, nous disposerons peut-être aussi d’une nouvelle génération de réacteurs nucléaires bon marché qui collaboreront avec le soleil et le vent pour produire une système d’énergie propre. Nous pourrons en débattre en temps voulu, c’est-à-dire quand nous aurons trouvé une solution à l’actuelle situation d’urgence – l’urgence climatique. Pour l’instant, nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de remplacer des centrales zéro carbone par des centrales à gaz productrices de carbone.
Sur son site internet, la ministre Van der Straeten écrit : « Les combustibles fossiles appartiennent au passé. Le pétrole, le charbon et le gaz doivent autant que possible rester dans le sol. » Elle a raison. La lutte contre cette crise climatique implique que nous cessions de construire de nouvelles infrastructures basées sur les combustibles fossiles. Tout de suite.
(Traduit par Anne-Laure Vignaux)