(Publié dans Atlantico, 30 Nov 2025)
Selon le philosophe Maarten Boudry, l’utilisation et la récupération du génocide à Gaza par une partie de la gauche occidentale relève moins dʼune analyse factuelle que dʼun marqueur dʼappartenance idéologique. À lʼimage du mythe du vol de lʼélection dans lʼAmérique trumpiste, cette accusation fonctionnerait comme un test de loyauté interne, renforcé par la pression sociale.
Atlantico : Comment expliquer que lʼaccusation de “génocide à Gaza” soit devenue, pour la gauche, lʼéquivalent du “vol de lʼélection” dans lʼAmérique trumpiste – une affirmation sans fondement qui sert avant tout de signal dʼallégeance idéologique, précisément parce quʼelle défie la logique et les faits ? Est-ce une forme de radicalisation de la gauche ?
Maarten Boudry : Une croyance peut servir de déclaration dʼappartenance tribale précisément parce quʼelle défie la raison et les preuves. Une idée trop rationnelle ou trop bien étayée ne peut pas remplir ce rôle : elle est trop facile à adopter. Le mythe du “vol de lʼélection” signale la loyauté envers Trump justement parce que les Républicains savent, au fond, que cʼest absurde. Seuls ceux qui lui sont vraiment dévoués acceptent de risquer leur crédibilité en défendant une contre-vérité manifeste. Son but nʼest pas de décrire la réalité, mais de démontrer la foi – de se marquer comme membre dʼune tribu morale. Comme lʼécrivait Tertullien : credo quia absurdum, “je crois parce que cʼest absurde”.
Jʼai commencé à percevoir quelque chose de similaire dans le récit du “génocide à Gaza” lorsque jʼai examiné de près les éléments censés lʼétayer : un assemblage de citations tronquées, déformées ou carrément inventées dʼofficiels israéliens, présentées comme des preuves dʼintention génocidaire. Ces affirmations ressurgissaient sans cesse, bien après avoir été démenties. Je nʼavais jamais observé un tel niveau de malhonnêteté intellectuelle au sein même de mon propre camp politique.
Lʼautre indice était la pression sociale écrasante exercée sur les progressistes pour quʼils utilisent le mot “génocide”. Il ne suffisait pas de critiquer Netanyahou ou de condamner la conduite dʼIsraël dans la guerre : il fallait invoquer le “crime des crimes”. Toute nuance, toute hésitation était vécue comme une trahison morale. Chaque figure politique, universitaire ou ONG de gauche en vue devait reprendre le mot, lʼun après lʼautre, comme dans une litanie rituelle. Bernie Sanders a tenté dʼy résister, il a dénoncé les actions dʼIsraël sans employer le terme “génocide”, et pour cela, il a été voué aux gémonies par ses propres alliés.
Vous affirmez que lʼaccusation de “génocide à Gaza” fonctionne comme un signal dʼallégeance idéologique, à lʼimage du “vol de lʼélection” dans la droite américaine. Quels mécanismes psychologiques ou sociologiques rendent de telles croyances, contraires aux faits, si durables, même chez les personnes très éduquées ?
Lʼattrait psychologique de lʼaccusation de “génocide” réside en partie dans la transgression quʼelle représente : accuser des Juifs du crime même qui a marqué leur histoire et continue de hanter la conscience morale du monde. Le parallèle avec la Shoah nʼa rien dʼaccidentel, il est recherché. Cʼest pourquoi certains courants dʼextrême gauche parlaient déjà de “camps de concentration” ou de “Gazacauste” bien avant cette guerre, et pourquoi lʼaccusation de génocide a accompagné Israël tout au long de son existence.
Je ne nie pas que certains croient sincèrement quʼun génocide se déroule à Gaza. Beaucoup de gens ignorent ce que signifie juridiquement le terme, et pensent quʼil désigne simplement “un grand nombre de morts en même temps”. Oui, cette guerre est atroce, et elle a fait des milliers de victimes innocentes. Et si lʼon se fie aux récits de la presse occidentale, on a effectivement lʼimpression quʼIsraël vise délibérément des civils, tire sur des files dʼattente pour la nourriture, ou cible les enfants. Une grande partie de cela relève de la propagande du Hamas, mais tout le monde ne le comprend pas.
Or, quiconque connaît la définition juridique du génocide et les faits sur le terrain, les avertissements dʼévacuation systématiques, la facilitation de lʼaide humanitaire, lʼobjectif déclaré dʼanéantir le Hamas et non un peuple, sait quʼil sʼagit dʼune guerre, pas dʼun projet dʼextermination. Ceux qui continuent dʼemployer le mot “génocide” malgré cette évidence ne parlent plus par conviction, mais par posture. Leur réaction face à la proposition de paix, quʼils ont rejetée alors même quʼelle aurait mis fin au supposé “génocide”, lʼa parfaitement révélé. Le masque est tombé à ce moment-là.
Jʼai moi-même ressenti le poids de lʼautocensure. Jʼavais terminé la première version de cet essai il y a plusieurs mois, mais jʼai hésité à la publier, par peur du contrecoup. Jʼavais déjà perdu des amis à cause de ce conflit. Mon propre recteur, à lʼUniversité de Gand, a déclaré que tout chercheur remettant en question le “génocide à Gaza” franchissait “une ligne rouge” et ne bénéficierait plus de la protection de la liberté académique. Le prix du désaccord est bien réel.
Cʼest précisément cela le problème : un consensus artificiel et fabriqué, où chaque dissident croit être seul et sous-estime combien dʼautres partagent en silence son scepticisme. Les psychologues appellent cela “lʼignorance pluraliste”. Cʼest la fable du roi nu : le sortilège se brise lorsque quelquʼun ose dire à voix haute que le souverain est nu, et que chacun réalise soudain quʼil nʼétait pas seul à voir la vérité.
Les médias et les ONG portent-ils une part de responsabilité dans la polarisation du débat et dans lʼattisement des tensions ?
Oui, une responsabilité lourde. Ce qui mʼa le plus choqué, cʼest lʼincapacité, ou la réticence, des médias à corriger les citations fausses ou déformées attribuées à des dirigeants israéliens, ou à remettre en cause les bilans du Hamas repris sans vérification. Cʼest une faillite du devoir journalistique. La vérité est passée au second plan : seul comptait le fait que le récit serve une “bonne cause”. Je suis également déçu par certaines ONG que je soutenais autrefois financièrement.
Elles devraient comprendre que lʼaccusation de génocide nʼest pas une formule innocente. Cʼest le crime suprême de lʼhumanité. Si quelquʼun est sincèrement convaincu que lʼarmée israélienne cherche à exterminer le peuple palestinien, je comprends quʼil puisse scander “Mort à Tsahal” dans un festival. Après tout, aurions-nous condamné quelquʼun qui aurait crié “Mort à la SS” pendant la Seconde Guerre mondiale ? En relayant le mensonge du génocide, les médias alimentent lʼantisémitisme et mettent en danger les communautés juives en Europe.
Si, comme le soutient une partie de la gauche, le langage peut avoir un rôle “performatif” dans la construction du réel, quelles conséquences pratiques cela devrait-il avoir sur la démocratie, les tribunaux internationaux, les ONG ou le débat public ?
Il faut reconnaître que même nos institutions les plus respectées, censées être neutres et impartiales, ne sont pas à lʼabri des dérives idéologiques. Je ne sais pas encore quel sera le verdict final de la Cour internationale de justice, mais jʼespère que la raison prévaudra à ce niveau, compte tenu de ses procédures rigoureuses et de sa jurisprudence en matière de génocide. Mais je suis aujourdʼhui moins certain.
De nombreux organes onusiens ont perdu en crédibilité ces dernières années, pas seulement dans cette guerre, mais aussi pendant la pandémie. Cela devrait nous servir dʼavertissement : aucune institution, aussi noble soit-elle, nʼest immunisée contre lʼemprise idéologique. Le “langage performatif” dont parlent certains finit par modeler la réalité politique ellemême. Et lorsque les mots deviennent des armes, la vérité devient leur première victime.
(Atlantico, 30 Nov 2025)