Entretien avec 21News, écrit par Lode Goukens (10 juin 2025)
Le jeune philosophe Maarten Boudry s’est fait connaître lorsqu’il a occupé la chaire Etienne Vermeersch à l’université de Gand entre 2019 et 2023. Depuis, il est devenu un intellectuel public, selon la tradition française classique, à savoir un orateur et auteur reconnu. La présentation de son dernier livre, La trahison des Lumières. Plaidoyer pour un nouveau mouvement du progrès, s’est faite sous forme de dialogue avec le Premier ministre Bart De Wever (N-VA). Le Premier ministre devait initialement se contenter de remettre symboliquement le premier exemplaire, mais il s’est laissé séduire par une série de questions. Par la suite, De Wever a fait l’éloge du livre et de l’auteur dans un discours remarqué lors d’une conférence du think tank conservateur IDU (International Democracy Union). Boudry avait déjà signé quelques essais francophones remarqués dans la presse belge et française.
21News : Votre livre paraîtra-t-il en français ?
Maarten Boudry : J’espère bien, même si une version anglaise est probablement prévue en premier.
21News : Cette admiration de Bart De Wever vous surprend-elle ? Tente-t-il de vous convertir au conservatisme ?
M.B. : Je comprends pourquoi De Wever essaie de me convertir au conservatisme. C’est tragique que mon livre parle davantage aux conservateurs modérés qu’aux progressistes actuels. Cela montre à quel point beaucoup de progressistes se sont éloignés des Lumières. Mais ma vision de la vie reste fondamentalement progressiste : je vise le progrès radical et la malléabilité du monde. Conservateurs et progressistes ont besoin l’un de l’autre. Une sorte de danse entre ce que j’appelle les assaillants du ciel et les gardiens de la citadelle. Il y a une lutte permanente entre ceux qui veulent changer et ceux qui veulent préserver l’ancien. Si vous n’avez que des assaillants du ciel, le changement devient trop radical et mène à des catastrophes. La Révolution française l’a montré. Mais si les conservateurs ne sont jamais contestés, il ne se passe rien : c’est l’immobilisme. Je vois cela comme un équilibre sain. Je m’entends bien avec De Wever, mais dans un débat, je me souviens toujours pourquoi je suis progressiste. De Wever veut surtout protéger les traditions judéo-chrétiennes, comme il dit.
« Le discours anti-croissance a clairement changé de camp »
21News : Ce n’est pas devenu une fausse opposition ?
M.B. : On assiste aujourd’hui à une étrange inversion entre la gauche et la droite. Dans de nombreux contextes, les rôles se sont inversés. Quand un politicien plaide pour la croissance et l’innovation, c’est en général un homme de droite. Si quelqu’un parle au contraire du mythe de la croissance, des inconvénients du progrès et de la façon dont tout cela sert les milliardaires, c’est un “progressiste”. Le discours anti-croissance a clairement changé de camp. Cela donne toutes sortes de formes de pensée conservatrice.
Les progressistes se concentrent désormais sur la défense des pensions… Bien sûr, c’est une conquête progressiste, mais c’est une pensée désolante si vous ne faites que défendre des acquis. Comme si nous étions arrivés sur un plateau de prospérité. C’est une idée très pessimiste. Dans le meilleur des cas, ils visent le statu quo, et dans le pire… qui sait ?
21News : L’utopie est-elle devenue une dystopie ?
M.B. : Nous savons que les utopies peuvent déraper. Rappelez-vous la Révolution française, la Révolution russe… Mais on a un peu jeté le bébé avec l’eau du bain. Bien sûr qu’il est bon d’écouter parfois le philosophe conservateur Edmund Burke, qui mettait en garde contre les bouleversements radicaux. Mais nous, les progressistes, avons abandonné l’idée que le monde peut encore s’améliorer.
C’est étonnant. Au XIXe siècle, les penseurs conservateurs considéraient la pauvreté comme une fatalité. Elle existerait toujours. Ce pessimisme a été contredit presque entièrement. Aujourd’hui, seul un humain sur dix est pauvre. Bien sûr, cela doit se faire progressivement, pas par des révolutions. Il faut expérimenter et corriger quand ça ne marche pas. Il faut être prêt à apprendre.
21News : Dans son discours à l’IDU, De Wever disait que les progressistes sont sur un TGV sans destination ni arrêts, qui fonce sans frein. Vous reconnaissez-vous dans cette image ?
M.B. : La métaphore du train de De Wever est séduisante. Mais le problème des progressistes actuels, ce n’est pas qu’ils foncent tête baissée sans but. C’était peut-être vrai il y a cinquante ans, à l’époque où le communisme dominait la gauche. On pensait alors qu’on ne pouvait pas faire d’omelette sans casser des œufs, donc la violence était acceptée. Mais aujourd’hui, le problème, c’est plutôt que les progressistes plaident pour la stagnation, voire pour la régression. L’avant-garde progressiste parle aujourd’hui de “décroissance”. Ce n’est pas un TGV, mais un tortillard.
Je sais dans quelle direction je vais, mais pas où est la destination finale. Ce que je sais, c’est que nous sommes encore loin d’y être. Le simple fait de penser que le monde pourrait être bien meilleur qu’il ne l’est aujourd’hui est difficile à accepter pour certains. Regardez les plans gouvernementaux pour l’énergie, qui parlent d’une baisse de la consommation dans les décennies à venir. Comme s’il n’y avait pas de nouvelles technologies possibles. Cette idée est profondément enracinée. Ce n’est pas aux conservateurs de proposer quelque chose de radicalement nouveau. Mais il faut aussi une autre force – et elle n’existe plus. On a maintenant deux familles conservatrices.
Je ne les vois pas, les vrais progressistes, sauf peut-être quelques ingénieurs dans la Silicon Valley, que tout le monde méprise, aussi bien à droite qu’à gauche. Il nous manque de l’imagination.
21News : Beaucoup de conservateurs ont adopté des positions éthiquement progressistes. Comment l’expliquez-vous ?
M.B. : Les conservateurs ont tendance à s’approprier des idées au fil du temps. Aujourd’hui, ils sont éthiquement progressistes sur l’euthanasie, le mariage homosexuel, le blasphème… parce qu’ils s’y sont habitués. Le progressisme est presque devenu une tradition, et les conservateurs s’y sont faits.
« Le conservatisme est un caméléon qui s’adapte sans cesse, mais toujours à contre-cœur. »
21News : D’où vient alors cette polarisation toujours plus extrême ?
M.B. : Une fois qu’un combat est gagné, il n’y a plus de lutte politique. Alors les progressistes cherchent autre chose. On passe aux bisexuels, puis aux queers… Parfois, cela conduit à une polarisation malsaine, avec une recherche de nouvelles victimes à défendre, de façon absurde. Comme l’insistance à dire que le racisme est toujours institutionnel ou symbolique. C’est là que les progressistes s’enlisent.
Ils finissent même par nier les progrès – en matière de haine des homosexuels, de racisme, etc. Tout ce mouvement LGBTQ est devenu un symbole de cela. On a l’impression d’une lutte éternelle et vaine contre une oppression qu’on ne parvient jamais à éradiquer. Il est très difficile d’admettre qu’on a gagné une bataille. Ils préfèrent affirmer que la situation est toujours aussi grave, que le mal a juste changé de forme.
21News : Est-ce un dévoiement de la foi dans la perfectibilité humaine ?
M.B. : C’est presque l’inverse. Certains progressistes soutiennent que le racisme ne pourra jamais être éradiqué. Que notre société est condamnée au racisme. Alors que les conservateurs, eux, ont fini par admettre que la discrimination pouvait changer, que les gens peuvent s’améliorer. Mais attention : dès qu’un nouveau progrès est proposé, les conservateurs appuient sur le frein. Le conservatisme est un caméléon qui s’adapte sans cesse, mais toujours à contre-cœur.
21News : Conservateurs et progressistes ne sont-ils pas plutôt des types psychologiques ?
M.B. : Il est important que les conservateurs prennent conscience qu’ils se sont opposés à beaucoup de progrès moraux. Je comprends la frustration de certains progressistes quand un parti comme le Vlaams Belang se prétend défenseur des homosexuels – mais surtout pour frapper les musulmans.
C’est bien qu’il existe différents types de personnalité. Dans la vie privée, chacun est libre. Ce n’est pas un problème. Cela devient un problème quand une société entière se met à freiner.
« L’idéologie, c’est comme la mauvaise haleine – on ne la sent pas chez soi. »
21News : Vous avez été très critique envers le monde académique progressiste et intolérant.
M.B. : Le clivage gauche/droite n’est pas qu’idéologique, il est aussi tribal. Il y a certains domaines académiques où l’idéologie est très présente. Malheureusement, ce sont précisément ceux où cela fait le plus de dégâts. Pas en physique des particules, mais dans les études de genre, etc. Beaucoup d’universitaires figurent sur des listes de partis de gauche. Ceux qui votent à droite ne le diront jamais dans une université. Un étudiant sait donc que s’il écrit quelque chose de vaguement conservateur, ce ne sera pas bien vu. Personne n’est exempt de biais idéologique, moi non plus. Quand je lis un devoir d’étudiant favorable à la décroissance, j’ai les yeux qui roulent. Et je soupçonne que je donne à ces copies des points plus élevés que mérités, juste pour ne pas paraître partial.
Certains profs affichent leur biais idéologique. Andreas De Block (professeur conservateur à la KULeuven) a écrit là-dessus. Mais d’autres le nient totalement, persuadés d’être objectifs. Comme tout le monde autour d’eux pense la même chose, ils croient sincèrement ne pas avoir de biais.
Une fois, un prof de l’université d’Anvers a donné un examen basé sur une tribune que j’avais écrite sur le climat. Les étudiants devaient y dénicher mes erreurs de raisonnement. C’était du bourrage de crâne, même s’il croyait vraiment être objectif. La comparaison n’est pas de moi, mais je la trouve parlante : l’idéologie, c’est comme la mauvaise haleine – on ne la sent pas chez soi.
Dans certaines facultés, on ne se rend plus compte qu’on est dans l’idéologie. C’est seulement quand on est confronté à d’autres convictions qu’on peut s’en apercevoir. Être idéologique n’est pas un problème en soi, mais quand tout le monde dans une même discipline partage le même biais, cela mène au dogmatisme.
C’est ce que l’on voit dans des domaines comme les études postcoloniales, qui gardent aussi le contrôle de leurs revues scientifiques, de leurs conférences, etc. La science ne peut exister que s’il y a une diversité intellectuelle. S’il y a une forme de diversité vraiment nécessaire à l’université, c’est la diversité d’idées. Aujourd’hui, à cause de l’idéologie DEI, tout le monde y paraît différent… mais pense pareil.
21News : Comment en est-on arrivé là ? Ce n’est pourtant pas une idéologie imposée d’en haut comme en URSS.
M.B. : Les universitaires ont toujours été plutôt de gauche. Le livre The Closing of the American Mind d’Allan Bloom date déjà des années 1980. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les gens de gauche sont plus attirés par le monde académique. Il y a donc eu dès le départ une légère prédominance. Ce n’est pas un problème en soi. Mais ces dernières décennies, cela s’est amplifié dans certains domaines. À mesure que la société se droitisait, les universitaires ont voulu compenser. Ces deux tendances se renforcent mutuellement. Cela donne aujourd’hui une guerre ouverte, comme aux États-Unis, entre le monde académique et le pouvoir politique.
En plus, les sciences humaines sont plus faciles à capter idéologiquement, car elles traitent de phénomènes complexes, plus interprétables. Et si ces disciplines se referment sur elles-mêmes, c’est la recette pour une idéologisation totale. Cela donne une recherche sans interdisciplinarité, sans expérimentation… où tout devient subjectif, voire autobiographique. Le postmodernisme à la Michel Foucault, selon lequel chacun vit enfermé dans sa propre vérité, agit comme un dopage idéologique pour n’importe quelle doctrine.
21News : Des enquêtes sur les intentions de vote à la KU Leuven ont montré une prédominance des sympathies pour les Verts.
M.B. : Endoctrinement ? Auto-sélection ? Il suffit souvent d’un léger biais, année après année, décennie après décennie, pour arriver à une homogénéité totale. Je le vois moi-même : à n’importe quel colloque, tout le monde suppose que vous êtes anti-Trump ou auparavant anti-Bush. De façon subtile, on fait comprendre aux gens conservateurs qu’ils ne sont pas les bienvenus. Personne n’aime évoluer dans un milieu conflictuel. Nous avons tendance à chercher la compagnie de ceux qui pensent comme nous.
Entretien : Lode Goukens
(Photo : débat entre Maarten Boudry et Bart De Wever, extraite du blog personnel de l’auteur maartenboudry.be)