(Publié dans Le Point, traduction par Peggy Sastre)
2023 a-t-elle été l’une des meilleures années de toute l’histoire de l’humanité ? C’est ce que les faits semblent indiquer. Mais la vérité, c’est que l’on aurait pu poser ce constat tous les 31 décembre depuis le début du millénaire (à l’exception des désastreuses 2020 et 2021, marquées par la pandémie de Covid-19). Jamais autant d’humains n’ont vécu dans l’abondance, la sécurité et la bonne santé.
Et pourtant, notre ressenti est tout autre. Le monde est si plein d’horreur et de misère – il suffit de porter ses yeux sur l’Ukraine, Gaza, le Soudan ou encore le Yémen – que l’on peine à croire que, en moyenne, l’année écoulée fut probablement la meilleure de toutes. Mais si la vie est si belle, pourquoi l’état du monde nous déprime-t-il autant ? Les médias comptent parmi les premiers coupables. Si la presse ne se focalise que sur les nouvelles atroces et ignore toutes les positives, logique que l’on soit à peu près tous persuadés que le monde court à sa perte.
Sauf que ce n’est pas comme si toutes les directions éditoriales s’étaient retrouvées dans une réunion secrète pour ourdir une sinistre cabale visant à tous nous filer le cafard. De fait, il y a des journalistes qui s’efforcent d’équilibrer des actualités horribles avec d’autres, bien plus encourageantes. Il est cependant difficile d’éviter la négativité, et les rares médias ayant défini leur ligne éditoriale sur les bonnes nouvelles ne rameutent pas les foules. Globalement, ce que les gens préfèrent, ce sont des médias qui rapportent consciencieusement tout ce qui va mal dans le monde, surtout s’ils peuvent faire porter le chapeau à leurs adversaires politiques.
Mais le biais de négativité qui fait l’heur et le beurre des médias existe pour des raisons bien plus fondamentales. Pour le comprendre, voici la règle des sept lois du pessimisme. Espérons qu’elle vous servira d’antidote à chaque fois qu’une consommation excessive d’informations vous aura donné envie de vous flinguer.
1. La loi de l’invisibilité des bonnes nouvelles
Le progrès se fait petit à petit et à bas bruit, alors que la régression se fait brutalement et attire tout de suite notre attention.
Si un événement se produit à un endroit et à un moment clairement définis et qu’il touche un grand nombre de personnes à la fois, il est presque certain qu’il s’agira de quelque chose de terrible : un tremblement de terre dévastateur, un attentat-suicide, un krach boursier, un tsunami, un coup d’État, une marée noire, etc. Ce qui découle de la deuxième loi de la thermodynamique : toutes choses égales par ailleurs, l’univers tend vers le chaos ; il est beaucoup plus facile de détruire que de construire.
La plupart des gens nés dans la misère voient leur vie s’améliorer petit à petit – mais une seule catastrophe peut les renvoyer à leur case départ. Au cours des trois dernières décennies, 130 000 personnes sont sorties chaque jour de l’extrême pauvreté. Ce ne sont pas des gens qui se sont réveillés un matin en découvrant qu’ils n’étaient plus pauvres. Par contre, il est possible de tout perdre du jour au lendemain parce que sa maison a brûlé, parce qu’une armée étrangère a pillé sa ville ou parce qu’une tempête a ravagé sa récolte.
Quoi qu’il en soit, ces 130 000 personnes ayant échappé à la pauvreté sont une abstraction statistique, et on ne peut pas faire parler des abstractions statistiques au journal télévisé du soir. Pour en savoir plus sur le progrès, il nous faut consulter des statisticiens qui passent les données au peigne fin et posent des arguments subtils à l’aide de graphiques ennuyeux. Pour en savoir plus sur la régression ? Il suffit d’allumer sa télé.
En outre, vu que les baisses de la violence et d’autres formes de malheur ont tendance à être graduelles et imperceptibles, là où les hausses temporaires sont plutôt soudaines et abruptes, ces dernières sont plus susceptibles d’attirer l’attention des médias. Comme l’écrit Steven Pinker dans Le Triomphe des Lumières : « Si vous ignorez les années au cours desquelles l’indicateur relatif à tel ou tel problème est orienté à la baisse, mais que vous faites état de la moindre tendance à la hausse [puisque, après tout, c’est une « nouvelle »], les lecteurs auront l’impression que la situation se détériore de plus en plus, même si elle ne cesse en réalité de s’améliorer. »
Quand elles ne sont que la simple absence de mauvaises nouvelles – et c’est souvent le cas –, les bonnes nouvelles sont d’autant plus invisibles. Tous les jours, une myriade de catastrophes auraient pu se produire : des avions ne se sont pas écrasés, des volcans ne sont pas entrés en éruption, des terroristes n’ont pas posé de bombe dans un lieu bondé. Mais vous ne verrez jamais le titre « EN DIRECT : aucun accident de la route, détournement d’avion ni d’explosion de gaz aujourd’hui à Paris. »
Le progrès humain dépend d’améliorations progressives permises par des infrastructures tournant silencieusement en arrière-plan, et invisibles tant qu’il n’y a pas de panne. Ou, pour citer Jérémy Côté, mon confrère de Roots of Progress : « Le progrès transforme les problèmes en infrastructures invisibles. »
2. La loi de la vélocité des mauvaises nouvelles
Rien ne va plus vite que la lumière, à l’exception peut-être des mauvaises nouvelles.
Pour reprendre les mots de Douglas Adams dans Globalement inoffensive (le cinquième épisode de sa « trilogie en cinq volumes » du Guide du routard galactique) : « Rien ne va plus vite que la lumière, à l’exception peut-être des mauvaises nouvelles qui obéissent à leurs lois spécifiques. Les Hingefreels d’Arkintoofle Minor ont certes essayé de construire des astronefs propulsés par les mauvaises nouvelles, mais leur fonctionnement laissait à désirer, sans compter qu’ils étaient extrêmement mal accueillis chaque fois qu’ils débarquaient à un endroit où on ne les attendait pas vraiment. »
Dans notre univers aussi, les mauvaises nouvelles vont exceptionnellement vite – d’autant plus que nous sommes entrés dans l’âge de la communication de masse.
Imaginez qu’un tsunami dévastateur ait frappé l’Asie du Sud-Est voici cinq siècles, à l’époque d’Érasme. De cette tragédie, les habitants de l’Europe occidentale n’auraient jamais rien su, à part peut-être quelques vagues anecdotes invérifiables tirées, des mois plus tard, du témoignage en personne ou en lettres d’un pèlerin qui lui aurait survécu. En revanche, quand ce genre de tsunami a frappé en 2011 la côte Pacifique du Tōhoku, des images de la dévastation sont parvenues en quelques minutes sur les réseaux sociaux et, dans la demi-heure, elles étaient sur CNN et vues dans le monde entier.
Qu’importent les progrès réalisés par notre espèce, il y aura toujours assez de catastrophes pour remplir le journal de 20 heures. Si vous fouillez une botte de foin suffisamment grosse, vous y trouverez forcément quelques aiguilles. Et comme notre cerveau marche au biais de disponibilité – nous avons tendance à estimer la probabilité d’un événement en fonction de la facilité avec laquelle des événements similaires nous viennent à l’esprit –, nous surestimons massivement la fréquence des braquages, attentats terroristes, meurtres sauvages, attaques de requins, comme de la quasi-totalité des catastrophes. Pour se faire une idée plus réaliste des choses, Johan Norberg recommande de ne suivre que des médias locaux, afin de ramener votre cadre de référence à la taille qu’il avait avant l’âge des télécommunications : « Puisqu’ils couvrent seulement une très petite aire géographique, ils ont plus de mal à trouver des sujets dramatiques, et ils offrent donc une description plus précise du quotidien de la plupart des gens. »
Personne n’exploite mieux la loi de la vélocité des mauvaises nouvelles que les terroristes – ce qui explique d’ailleurs que le terrorisme soit un phénomène typiquement contemporain. En règle générale, les terroristes ne peuvent faire que quelques dizaines de victimes à la fois (le 11 septembre 2001 fait ici figure d’exception). Mais ils sont à même de terrifier des millions de personnes d’un seul coup, surtout s’ils ciblent des endroits célèbres, par lesquels des millions de gens sont passés. Comme l’explique le politologue James L. Payne : « Dans le terrorisme actuel, la publicité est au service de l’action violente. Leurs auteurs visent une couverture médiatique de masse. »
Pour certains, il serait préférable d’arrêter de parler des attaques terroristes ou, au moins, de ne pas montrer d’images sanglantes des attentats, en particulier s’ils touchent des sites célèbres. Une bonne idée sur le papier, mais imaginez que des terroristes en viennent à abattre des dizaines de personnes lors d’un concert (comme lors de l’attentat du Bataclan à Paris en novembre 2015) et que des journaux français refusent de parler du massacre ou d’en publier des photos. L’indignation serait générale et ces journaux n’auraient plus de lecteurs. Le problème, ici, ce n’est pas l’offre, c’est la demande.
Mais pourquoi sommes-nous si avides d’atrocités ? Quel genre d’immondes pervers cela fait-il de nous ?
3. La loi du voyeur
Plus les informations sont sinistres, plus nous nous en gavons.
Pourquoi tant de conducteurs ralentissent-ils sur l’autoroute pour zieuter l’accident qui vient de se produire en face ? La plupart des gens n’ont pas un goût irrésistible pour les cadavres ensanglantés et mutilés. Reste que nous sommes effectivement attirés par ce genre de spectacle – tout comme nous sommes nombreux à nous informer sur les attentats terroristes et même à vouloir regarder des images de leurs abominations (j’ai moi-même vu beaucoup trop de vidéos de l’État islamique pour que ma santé mentale en sorte indemne).
Pas parce que nous sommes pervers ou sadiques, mais simplement parce que nous avons été programmés par l’évolution pour prêter attention aux choses vraiment mauvaises, surtout si elles impliquent ce que les psychologues qualifient de « risque effroyable » – susceptible d’affecter énormément de gens en même temps (cas d’école : les accidents d’avion et les attaques terroristes).
Et pourquoi l’évolution nous a-t-elle programmés de la sorte ? Parce que les mauvaises nouvelles ont, en moyenne, des conséquences bien plus lourdes sur notre valeur sélective (fitness) que les bonnes. S’il est arrivé à vos ancêtres d’avoir un jour de chance, ce fut peut-être en parvenant à chasser une grosse bête, ou en tombant sur une opportunité d’accouplement imprévue – ce qui leur a donné quelques points supplémentaires de fitness. Mais un jour de malchance aurait très bien pu être leur dernier.
Ce qui nous ramène à notre première loi : il est beaucoup plus facile de tout foutre en l’air que d’améliorer les choses. Un manque d’attention momentané peut réduire votre fitness à zéro – si vous glissez du bord d’une falaise, tombez entre les mâchoires d’un prédateur ou êtes bastonné à mort par une tribu rivale. Une étude publiée en 2023 dans Nature Human Behavior, fondée sur l’analyse de plus de 100 000 variations d’une même information, vient de confirmer ce que tout le monde soupçonnait depuis des lustres : les titres contenant des termes négatifs sont largement plus cliqués que ceux contenant des termes positifs. Chaque fois que nous croisons quelque chose d’horrible, c’est comme si nos gènes nous hurlaient tous ensemble à l’oreille : « Fais gaffe à ce qui t’arrive ! » Nonobstant l’improbabilité statistique, ça aurait très bien pu être moi.
Cela explique également pourquoi, même en période de paix et de prospérité, bien des gens sont envoûtés par les prophètes de malheur qui nous prédisent une catastrophe imminente. Comme le disait déjà John Stuart Mill dans son Discours sur la perfectibilité de 1828 : « J’ai cru observer que ce n’est pas l’homme qui espère quand les autres désespèrent, mais celui qui désespère quand les autres espèrent, qui est admiré comme un sage par toute une catégorie de gens. » Ou, comme le formulait le satiriste Tom Lehrer d’une manière bien plus lapidaire dans un entretien de 2006 : « Prévoyez toujours le pire et vous serez acclamé comme un prophète. »
4. La loi de conservation de l’indignation
Qu’importent les progrès réalisés par notre espèce, la quantité totale d’indignation demeure constante.
À mesure que les sociétés gagnent en sécurité et en prospérité, nous exigeons toujours plus d’elles et relevons toujours plus haut le seuil définissant le « sûr » ou le « prospère ». Par conséquent, même si les catastrophes n’ont jamais été aussi peu nombreuses, les gens ont toujours l’impression que le monde part en sucette. Fin Moorhouse, autre contributeur de Roots of Progress, compare cet effet à une illusion auditive, la « tonalité de Shepard », faisant que nos oreilles entendent une gamme descendante, alors que, en réalité, les notes restent à la même hauteur. Par ailleurs, plus les mauvaises nouvelles se font rares à nos oreilles, plus nous sommes choqués quand nous en entendons.
Ce qui n’est pas un problème en soi. L’un des avantages du progrès est que l’on peut se permettre d’être plus exigeant avec le monde ; nous n’avons plus à tolérer les mêmes niveaux de misère et de souffrance qu’autrefois. Mais sans vous rendre compte que vous avez augmenté vos critères, vous risquez d’avoir l’impression que le monde va de mal en pis. D’où une conservation de l’indignation : qu’importent les progrès réalisés par notre espèce, la quantité totale de plaintes et de récriminations restera à peu près constante, comme le prouvent les gens à l’abri du besoin qui font une maladie quand leur vol a du retard ou que le wi-fi saute.
On retrouve ce principe dans d’autres domaines. Sans doute parce que notre cerveau est ainsi fait. Une étude publiée en 2018 dans Science et menée par l’équipe de David Levari analyse comment le « changement de concept induit par la prévalence » joue même sur la perception la plus basique. Dans cette étude, des sujets devaient dire combien de points d’une série consécutive étaient d’une certaine couleur (par exemple, bleu). Tant que la fréquence des points bleus restait constante, les participants indiquaient avec précision leur nombre. Mais quand les points bleus se faisaient de plus en plus rares, ils en comptaient toujours autant. Comment ? En élargissant leur définition du « bleu » pour y faire entrer des points violets. Les chercheurs avaient observé le même phénomène avec d’autres stimuli. Par exemple, quand les participants devaient examiner des visages avec des expressions allant du neutre au menaçant. Lorsque la colère et l’agressivité apparaissaient moins souvent, les participants allaient commencer à en trouver dans des visages neutres… Idem avec les violations éthiques : lorsqu’elles se font rares, les gens commencent à considérer des comportements inoffensifs comme contraires à l’éthique. Et les scientifiques de conclure : « Le fait que les concepts grossissent alors que leurs occurrences diminuent pourrait être l’une des sources du pessimisme [sociétal]. »
Tels Alice et la Reine rouge dans De l’autre côté du miroir, nous avons beau courir de plus en plus vite, nous avons l’impression de faire du surplace (ou même de reculer). Quand j’ai un tas de dissertations à corriger, les copies qui m’ont été rendues en dernier (en tendance, les plus bâclées et les plus mal écrites) se retrouvent en haut de la pile. Ainsi, la qualité des copies s’améliore à mesure que j’avance dans mes corrections. Sans même m’en rendre compte, j’en viens à placer petit à petit la barre plus haut, et il me faut recalibrer mes notes à la fin – sinon je suis trop sévère avec les meilleures (ou trop indulgent avec les premières).
Comme le souligne Rob Tracinski, il y en a même qui « cherchent toujours de nouvelles raisons de s’énerver afin de maintenir leur dégoût du monde à un niveau égal ». Bien des groupes militants, définissant leur raison d’être par les maux qu’ils combattent, renâclent à admettre tout progrès tant ils risqueraient par la même occasion de passer pour obsolètes. Comme l’écrit Matt Ridley dans son livre de 2009, The Rational Optimist : « Aucune organisation caritative n’a jamais collecté d’argent pour sa cause en affirmant que les choses allaient de mieux en mieux. »
Dans La Part d’ange en nous (2011), Steven Pinker avait documenté la diminution constante de la violence au cours des derniers siècles. Mais, comme il le notera dans Le Triomphe des Lumières (2019), quand on met les gens devant les preuves, accablantes, de la pacification de nos sociétés, ils en viennent souvent à gonfler leur définition de la violence pour justifier leur pessimisme : « Les polémiques lancées sur Internet par des “trolls” ne sont-elles pas une forme de violence ? L’exploitation de mines à ciel ouvert n’est-elle pas une forme de violence ? Les inégalités ne sont-elles pas une forme de violence ? La pollution n’est-elle pas une forme de violence ? »
5. La loi de la vilaine attraction
Si tu ne vas pas aux mauvaises nouvelles, les mauvaises nouvelles viendront à toi.
Les gourous New Age croient à la « loi de l’attraction ». Focalisez-vous sur des pensées positives et il vous arrivera de bonnes choses. En revanche, si vous vous faites du mouron sur tout ce qui pourrait mal tourner dans votre vie, vous finirez à coup sûr avec un cancer ou dans un accident de voiture. En règle générale, bien sûr, ce n’est pas ainsi que marche l’univers.
Mais il y a un domaine qui répond effectivement à la loi de l’attraction, comme l’a constaté le mathématicien Spencer Greenberg. D’ailleurs, il a même tout à fait été conçu pour ça. De quoi s’agit-il ? Des réseaux sociaux. Si vous faites attention aux chiots mignons durant une promenade, vous ne finirez pas poursuivi par des hordes de chiots lors de votre prochaine sortie. Si vous ne pouvez pas vous empêcher de vous faire un torticolis en croisant un horrible carambolage, vous ne verrez pas un tas d’autres horribles accidents de voiture un peu plus loin. Sauf que c’est exactement ce qui se passe sur les réseaux sociaux, que votre attention se porte sur des chiots ou des accidents de voiture. Et même si vous ne décidez pas consciemment de voir toujours plus de chiots mignons (en vous abonnant à un compte comme The Dogist, par exemple), l’algorithme détectera votre préférence et vous abreuva de (ce qu’il estime être) vos envies.
Les algorithmes des réseaux sociaux font donc tout pour renforcer nos pulsions et nos a priori – même ceux dont nous n’avons pas conscience ou que nous nous efforçons de surmonter. Ainsi, à l’âge des réseaux sociaux, si vous accordez la moindre attention aux mauvaises nouvelles, d’autres ne tarderont pas à venir vous trouver.
6. La loi des solutions auto-effaçables
Une fois la solution trouvée, les gens oublient le problème initial (et ne voient plus que le reste des problèmes).
Comme l’a si bien souligné Eliezer Yudkowsky, le progrès n’a pas son pareil pour se rendre invisible : il nous pousse simplement à élever nos critères pour nous adapter à la nouvelle normalité. Mais ce n’est pas que pour cela que le progrès est victime de son propre succès. Si tous les problèmes sont solubles, explique le physicien David Deutsch dans son livre de 2011 Le Commencement de l’infini, chaque solution fait naître de nouveaux problèmes. S’ils sont moins graves que le problème initial, alors nous parlerons de « progrès ». Ce qui nécessite de se rappeler à quel point le problème initial était grave. Bien des problèmes épouvantables donnent lieu à des solutions qui le sont beaucoup moins, sans être pour autant idéales. La chimiothérapie est une épreuve terrible : elle ravage le corps, fait tomber les cheveux, vomir. Elle est littéralement toxique, car elle consiste à détruire les cellules (cancéreuses) de votre corps. Mais aussi mauvaise que soit la chimiothérapie, elle vaut bien mieux qu’un cancer non traité et métastasé.
Le progrès ayant tendance à effacer ses traces, on oublie souvent la laideur du problème initial pour se concentrer sur celle, résiduelle, de la solution. Le « sophisme du vilain problème », comme l’a qualifié Étienne Fortier-Dubois, est un bon moyen de remettre en perspective, par exemple, les appels à « définancer » la police. Oui, la police peut être violente et d’aucuns voudraient vider ses caisses pour, légitimement, diminuer la violence qu’elle provoque. Sauf que, comme l’analyse Fortier-Dubois : « Le problème évident de cette proposition est que la police est précisément là pour réduire la violence. Sa présence vise à décourager toute personne ou organisation non policière d’avoir recours à la violence pour parvenir à ses fins. »
Un autre exemple récent et tragique de la loi des solutions auto-effaçables est à trouver dans les réactions aux confinements et autres mesures anti-Covid. Oui, les confinements ont causé d’énormes dommages collatéraux économiques et sociaux. Dans bien des hôpitaux, les opérations chirurgicales retardées ont provoqué une augmentation des décès dus au cancer et à d’autres maladies non traitées. On doit au confinement un pic de solitude, de dépression et de violences domestiques. La récession économique consécutive a condamné des milliers de gens à la pauvreté, et entraîné la faillite de milliers de petites entreprises. Le confinement est extrêmement laid et, à juste titre, certains l’ont rendu responsable de tous les malheurs des années de pandémie.
Mais les mesures anti-Covid ont permis d’éviter plus de malheurs qu’elles n’en ont causé. C’est au virus à qui l’on doit la négligence, massive, du reste des problèmes médicaux, parce qu’il a submergé les hôpitaux et les soignants. Les mesures anti-Covid ont, en réalité, réduit ces dommages collatéraux. C’est le virus qui a détruit l’économie, pas les mesures de confinement. Mais l’extrême laideur du problème initial (un virus incontrôlé et mortel ravageant les sociétés) tenait du contre factuel invisible, et toute la laideur a donc été imputée à ses solutions imparfaites.
La loi des solutions auto-effaçables peut sans doute s’appliquer à bien d’autres cas : les prisons, les armées de métier, les porte-conteneurs, les vaccinations obligatoires, les élections démocratiques, les engrais artificiels, le consumérisme, la guerre par drones et les médicaments sauveurs de vie aux méchants effets secondaires.
7. La loi de la désinfection solaire
Plus une société est libre, plus la mocheté se voit
Comme l’avait posé le diplomate américain et sénateur démocrate Daniel P. Moynihan : « Le nombre de violations des droits de l’homme dans un pays est toujours inversement proportionnel à la quantité d’accusations en violations des droits de l’homme qu’on y entend. Plus le nombre de plaintes est élevé dans un pays, mieux les droits de l’homme y sont protégés. » Un phénomène désormais largement connu comme la « loi de Moynihan ».
Dans un régime autoritaire – comme ceux de la Russie de Staline, du Chili de Pinochet ou de la Corée du Nord de Kim Jong-un –, la dissidence est impitoyablement réduite au silence. Dans les démocraties libérales, en revanche, les citoyens sont libres de se plaindre de violations réelles ou imaginaires. Ainsi, plus la société est libre, plus vous entendrez de doléances. Comme l’a expliqué la politologue Kathryn Sikkink, tel est le « paradoxe de l’information » de la militance humanitaire : en sensibilisant aux violations des droits de l’homme, les activistes – que ce soit délibérément ou non – donnent souvent « l’impression que les pratiques s’aggravaient, alors qu’en réalité, elles se faisaient simplement plus visibles ». Dans les pays riches, bien des citoyens libres adorent se plaindre de la censure et de l’oppression dont ils sont victimes. Une attitude évoquée dans une scène de Sacré Graal ! des Monty Python, où le roi Arthur croise un paysan anarchosyndicaliste qui hurle à la cantonade : « Venez voir la violence inhérente au système ! Venez voir la répression à l’œuvre ! À L’AIDE ! AIDEZ-MOI ! Je suis opprimé ! »
On aime souvent mordre la main qui nous nourrit, à condition qu’elle ne nous tape pas sur les doigts – et dans une société libre et tolérante, il ne vous arrivera effectivement rien. Pour citer Ayaan Hirsi Ali, autrice néerlando-américaine d’origine somalienne, lors d’un entretien en 2007 avec le journaliste Avi Lewis : « Quand vous avez grandi dans la liberté, vous pouvez cracher sur la liberté, car vous ne savez pas ce que ça fait d’être privé de liberté. »
D’une certaine manière, nous devrions nous réjouir du pessimisme de nos sociétés. Si vous vous retrouvez un jour dans un endroit où tout le monde répète que votre pays marche glorieusement vers l’avenir, ou ne cesse de célébrer vos dirigeants pour leur splendide capacité à vous rendre la vie plus belle, à coup sûr, c’est que vous serez dans une impitoyable dictature où personne ne peut dire ce qu’il pense.
Appel à tous les « débiles » !
Le pessimisme confère un ultime et indéniable avantage : il donne l’impression d’être plus intelligent que le commun des mortels. En affirmant que le monde ne s’est jamais aussi bien porté qu’aujourd’hui, on risque de passer pour le béat Maître Pangloss de Voltaire, persuadé que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », simplement parce qu’il est insensible à toute la misère et la souffrance qui l’entourent. Comme l’avoue Hannah Ritchie, dans son dernier livre Not the End of the World : « J’ai souvent une petite gêne à admettre que je suis optimiste. Ça doit sans doute me rabaisser d’un cran ou deux dans l’estime des gens. » Ou pour citer l’historien allemand (et pessimiste invétéré) Philipp Blom : « Il n’y a que les débiles pour être optimistes aujourd’hui. »
Si vous affirmez que l’avenir sera meilleur que le passé, que même si de nouveaux problèmes surgissent, nous trouverons de nouvelles solutions – comme nous l’avons toujours fait –, vous passerez pour un mystique qui a confiance en des choses qui n’ont même pas encore été inventées. En revanche, comme le soulignait Jason Crawford, « si vous vous en tenez très sobrement, sagement, prudemment au connu et à l’éprouvé, vous serez nécessairement pessimiste ». En affirmant que l’humanité est au bord de l’effondrement, vous passerez pour celui qui ose affronter l’effrayante vérité, alors que tous les autres sont trop effrayés ou trop stupides pour la voir.
Sauf qu’il nous faut faire cet acte rationnel de foi, car le progrès n’est pas inévitable. Il n’a rien d’une loi naturelle. Si nous voulons que l’avenir soit encore meilleur que le présent, nous aurons besoin de gens capables de détecter les biais cognitifs à l’œuvre dans les sept lois du pessimisme sociétal. Des gens qui croient que le progrès est à la fois possible et souhaitable, et qui sont donc disposés à se relever les manches pour en faire une réalité. Et qu’importe, qu’en cours de route, on les prenne pour de bons gros débiles.