L’Occident est-il condamné au pessimisme ?

Dans un petit livre provocateur, le diplomate singapourien Kishore Mahbubani pointe un étrange paradoxe. À bien des égards, le monde n’a jamais été en meilleure forme qu’aujourd’hui. Les gens vivent plus longtemps, en meilleure santé, plus paisiblement et en sécurité qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire. Selon Mahbubani, cette considérable amélioration de la condition humaine est le résultat d’idées et de pratiques occidentales – la science moderne, la démocratie libérale, le libre marché – qui se sont propagées à d’autres sociétés. Reste qu’aucune autre population sur cette planète n’a de vision plus sombre de l’avenir que les Occidentaux. Comme se le demande Mahbubani, l’Occident (s’)est-il perdu ?
Aujourd’hui, le pessimisme occidental touche quantité de sujets : la surpopulation, le changement (ou la surchauffe) climatique, les ravages du néolibéralisme, la déforestation et l’extinction des espèces, l’augmentation des inégalités, la montée du populisme d’extrême droite, l’immigration massive, l’épidémie de dépression et de burn-out, « l’islamisation » progressive des sociétés occidentales, les robots qui envahissent le monde, voire tout simplement l’épais ennui qui nous attend tous une fois l’Histoire arrivée à sa fin. Mais au-delà de ces préoccupations spécifiques, il est possible d’identifier quatre types de pessimisme. Il s’agit à chaque fois d’une vision différente du cours de l’histoire humaine, mais tous partagent une même perplexité vis-à-vis de la notion de progrès. Une réflexion sur ces quatre catégories de neurasthénie contemporaine révèle des liens latents entre des pessimistes issus de milieux idéologiques très différents, et met au jour les hiatus et les écueils de chacune.
Le pessimisme nostalgique
Au bon vieux temps, tout était mieux. Le monde était intact et beau, mais aujourd’hui, tout part à vau-l’eau. En fonction des pessimistes nostalgiques, l’âge d’or se situera dans un temps historique différent. Pour certains, il s’agit tout simplement du passé qu’ils ont eu la chance de connaître dans leur jeunesse. Pour d’autres, l’utopie est un peu plus lointaine. C’était la Belle Époque précédant les deux guerres mondiales, la vie simple des communautés paysannes médiévales, ou encore « l’harmonie avec la nature » de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs…
La glorification d’un âge d’or révolu est en général considérée comme caractéristique du conservatisme politique, mais on peut la trouver sur tout le spectre gauche-droite. Par contre, ce qui est déterminé par les croyances idéologiques de l’observateur, c’est la nature de ce passé idéalisé. Les déclinistes de droite romantisent une époque où les gens (surtout les jeunes) obéissaient encore à l’autorité et à la tradition, tandis que leurs homologues de gauche soupirent pour une époque où la solidarité et la confiance mutuelles étaient encore des valeurs largement estimées.
Le problème avec le pessimisme nostalgique, c’est qu’à un moment donné, on se met à se demander quand les choses ont mal tourné et qui sont les coupables de la spoliation du paradis. Typiquement, un bouc émissaire quelconque sera pointé du doigt : la vénale élite « mondialiste », les méchants envahisseurs étrangers ou tout simplement le Système. Jadis, notre civilisation était belle, avant qu’une conspiration de marxistes culturels ou de néolibéraux friedmaniens prennent le dessus et en viennent à tout gâcher. Nous vivions en harmonie sereine avec la nature, mais les mines de charbon, les usines, les tracteurs diesel et les engrais synthétiques sont arrivés, et l’ordre naturel a été brutalement chamboulé. La croyance nostalgique d’un possible retour en arrière suscite l’envie de soulèvement révolutionnaire – on démontera les institutions, les accords internationaux sauteront et le système économique sera renversé. En 2016, lors de l’élection présidentielle américaine, les sondages de sortie des urnes ont montré que le facteur le plus prédictif d’un vote pour Donald Trump était une vision du monde pessimiste. Parmi les électeurs persuadés que la vie serait pire pour la génération future, 63 % ont voté pour Trump, contre seulement 31 % pour Clinton.
Le pessimisme « vous allez voir ce que vous allez voir »
Contrairement aux nostalgiques, certains sont disposés à admettre que le monde s’est considérablement amélioré au cours des deux derniers siècles. Mais, affirment-ils, cela ne peut pas durer. L’orgueil de l’homme moderne, croyant naïvement au progrès, doit être puni tôt ou tard. J’appelle cette école le pessimisme du « vous allez voir ce que vous allez voir ». Jusqu’ici, tout va bien. Mais bientôt, nous passerons un seuil critique après quoi nous plongerons inexorablement vers l’abîme. Souvent, ces pessimistes souffrent de ce que l’essayiste et journaliste Matt Ridley qualifie de « charnièrite », soit la tendance à croire que l’histoire aurait atteint un tournant décisif et que nous serions en plein dedans. Les pessimistes du « vous allez voir ce que vous allez voir » se retrouvent aux quatre coins du spectre idéologique, mais ils ont en réalité bien des points communs.
Aujourd’hui, en Europe, les principales prophéties à tourmenter les catastrophistes sont la peur du changement climatique et celle d’une Europe transformée en « Eurabie » à la faveur d’une immigration islamique massive. D’un point de vue sociologique, il est intéressant de remarquer que ces deux formes de catastrophisme sont presque toujours mutuellement exclusives : plus vous aurez peur de l’un, moins vous aurez de chances de craindre l’autre. Les populistes de droite qui se mettent la rate au court-bouillon au sujet de l’immigration de masse sont en général hermétiques à la panique climatique. Dans la mesure où ils croient à la réalité du changement climatique, ils brocardent les militants du climat qu’ils traitent d’ « alarmistes » ou d’ « hystériques verts ». À l’inverse, les prêcheurs d’apocalypse climatique sont tout autant insensibles aux angoisses que suscitent l’islamisation et l’immigration, qu’ils rejettent d’un revers de main comme n’étant rien d’autre que des fantasmes conspirationnistes d’obtus xénophobes.
Le pessimisme du « vous allez voir ce que vous allez voir » peut pousser des gens autrement sensés à des actions qui, de leur point de vue, semblent parfaitement raisonnables, mais qui risque de causer bien plus de torts que les problèmes qu’ils cherchaient au départ à résoudre. Si vous êtes persuadé que le monde court à sa perte à moins de prendre des mesures aussi immédiates que drastiques, vous avez la justification parfaite pour des actions extrêmes, voire inhumaines, que vous n’auriez jamais envisagées en temps normal. Des gens mauvais peuvent faire de mauvaises choses, mais un état d’esprit apocalyptique peut inciter même des bonnes personnes à faire de mauvaises choses. Dans son manifeste sur L’Effondrement du système technologique, Ted Kaczynski – plus connu sous le nom de Unabomber – affirmait que la destruction de la civilisation technologique moderne serait certainement un désastre, mais qu’elle serait quand même moins désastreuse que la poursuite de cette civilisation technologique. De même, des prophètes du fléau eurabique, comme le leader d’extrême droite néerlandais Geert Wilders, appellent ouvertement à l’interdiction des mosquées et à la répression politique des musulmans. La logique est la même : il nous faut violer quelques-uns des principes libéraux que nous chérissons aujourd’hui pour empêcher leur destruction totale demain.
À cet égard, le pessimisme « vous allez voir ce que vous allez voir » peut être compris comme le miroir de la pensée utopique, sauf que ce qui brille à l’horizon n’est pas un monde parfait, mais une catastrophe totalement dévastatrice. Deux types de pensée qui sont dangereux pour la même raison : ils sous-entendent un calcul utilitariste sur l’avenir où les enjeux sont infiniment élevés. En 2018, l’historien allemand Philipp Blom publiait un livre extrêmement sombre sur le cataclysme climatique imminent. Dans sa dernière phrase, Blom répondait en un mot à la question de son titre : « Qu’est-ce qui est en jeu ? Tout. »
D’un autre côté, la mise infinie du catastrophisme « vous allez voir ce que vous allez voir » peut facilement avoir l’effet inverse de celui recherché : la paralysie. Si la société s’achemine vers un désastre total si nous ne prenons pas immédiatement des mesures drastiques et que ces mesures sont soit impossibles, soit éthiquement inacceptables, alors autant nous résigner à l’inévitable. Le sociologue français Bruno Latour, ancien critique postmoderne de la science ayant trouvé une seconde vocation dans l’alarmisme climatique, donne une telle note de désespoir dans son livre Où atterrir ? : la guerre est finie, et nous l’avons probablement perdue. Si c’était vrai, alors autant brûler nos ultimes réserves de combustibles fossiles et profiter au maximum du temps qu’il nous reste. Ce genre de résignation et de défaitisme se retrouve chez les prophètes de l’Eurabie. D’aucuns pensent que les perspectives démographiques de l’Europe occidentale sont si noires qu’il nous fait placer tous nos espoirs dans les pays de l’ancien bloc de l’Est, derniers remparts contre la marée montante de l’islamisation.
Le pessimisme cyclique
Ce type de pessimiste admettra que les choses vont plutôt bien en ce moment, sans penser pour autant que notre chance actuelle soit historiquement exceptionnelle. L’humanité a déjà connu des périodes de prospérité et de paix relatives, mais toutes ont pris fin tôt ou tard. Le cours de l’histoire, pour le pessimiste cyclique, va et vient comme les marées ou les saisons. S’il semble que nous nous en tirions plutôt bien en ce moment, ce n’est qu’un répit temporaire, le calme avant la tempête, l’écume avant le creux de la vague. L’archétype du pessimiste cyclique était l’historien allemand Oswald Spengler. Dans son célèbre livre de 1918, Le Déclin de l’Occident, Spengler décrit les civilisations comme des organismes vivants qui croissent, atteignent l’âge adulte, puis décrépissent, tout comme les animaux et les plantes. Selon Spengler, la durée de vie moyenne d’une civilisation est de quelques milliers d’années. Au début du XXe siècle, la civilisation occidentale entrait dans sa phase hivernale, l’étape finale avant son inévitable effondrement.
Le pessimisme cyclique se retrouve aussi dans le domaine économique. Dans son livre The Invisible Hand ? publié en 2016, l’historien Bas van Bavel affirme que les économies de marché vont et viennent selon les lois inexorables de l’histoire économique. La description que fait Van Bavel d’âges d’or antérieurs, du califat abbasside de Bagdad au Siècle d’or néerlandais s’applique également à notre système économique actuel et lui prévoit naturellement un avenir inquiétant. Comme toutes les économies de marché florissantes, la nôtre est condamnée à périr une fois qu’elle aura fait son temps. De fait, selon Van Bavel, les premiers signes de déclin – montée des inégalités, concentration croissante des richesses – sont déjà décelables.
Sauf que sur le plan de la prospérité matérielle ou des niveaux de paix, aucune période de l’histoire n’est équivalente à ce que nous vivons aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, même s’il est vrai que rien ne garantit une poursuite indéfinie du progrès, le principal danger de la pensée cyclique est qu’elle peut rapidement se muer en pensée cynique. Si toutes ces courbes ascendantes doivent tôt ou tard retomber, rien ne sert d’essayer d’éviter l’inévitable.
Le pessimisme du tapis roulant

Le pessimiste du tapis roulant accepte que certaines mesures objectives du progrès (davantage de richesse, moins de violence, une vie plus longue et en meilleure santé) sont réelles, mais maintient que, malgré tout, nous n’avons pas vraiment avancé là où cela compte vraiment. À l’instar d’Alice et de la reine rouge dans Alice de l’autre côté du miroir, nous avons couru et couru pour nous apercevoir, lorsque nous avons repris notre souffle et regardé autour de nous, que nous n’avions pas bougé d’un iota depuis le départ. Le paradoxe d’Easterlin, du nom de l’économiste Richard Easterlin, en est sans doute l’exemple le plus célèbre. Durant les années 1970, Easterlin allait constater que les habitants des pays riches ne semblaient pas plus heureux que les habitants des pays pauvres, avec des niveaux de bonheur rapportés dans les sociétés occidentales plus ou moins stables depuis des décennies. Si cela est vrai, alors tous nos efforts pour sortir de la misère la grande majorité de l’humanité ont été vains. Sauf que nous savons aujourd’hui qu’Easterlin s’est (globalement) trompé. De très nombreuses études ultérieures, avec des données plus complètes et de meilleures mesures, ont montré que les habitants des pays riches sont effectivement plus heureux que ceux des pays pauvres et que les habitants des pays industrialisés ont gagné en bonheur au fil du temps.
Un autre domaine dans lequel le pessimisme du tapis roulant est omniprésent est celui de la justice sociale. Dans les milieux militants, les constats de progrès moral sont souvent rejetés comme un triomphalisme facile visant à enraciner les privilèges et l’oppression, et maintenir le statu quo. Ce scepticisme à l’égard du progrès moral se fonde souvent sur un élargissement systématique de la définition d’un problème donné (comme le racisme ou le sexisme), ou en faisant valoir une espèce de « théorie de la substitution » du mal : si une des manifestations d’un problème disparaît, c’est qu’elle a été remplacée par une autre tout autant pernicieuse. Il est peut-être vrai que le racisme explicite et manifeste a diminué, mais il a aujourd’hui été remplacé par du racisme implicite, institutionnel ou camouflé. D’aucuns ont même inventé le « racisme culturel », terme censé désigner l’antipathie envers les cultures étrangères et non plus les caractéristiques immuables d’une personne. Une telle pensée mène à ce que j’appelle « la loi de conservation de l’indignation » : quels que soient les progrès accomplis dans notre société, le degré d’indignation morale est toujours identique.
Tout comme son homologue cyclique, le pessimisme du tapis roulant peut saper notre motivation à créer un monde meilleur. Si nous sommes convaincus qu’un mal (racisme, oppression, violence) va toujours être remplacé par un autre ou qu’il va refaire surface sous une autre forme, autant renoncer à essayer de le combattre. Ce qui impliquerait, comme le fait remarquer Steven Pinker dans Le Triomphe des Lumières, que « le progressisme n’est qu’une perte de temps, puisqu’il n’a rien obtenu après des décennies de lutte ». Le défaitisme est aussi un corollaire naturel à la croyance au paradoxe d’Easterlin. Si toute cette richesse ne nous a pas rendus plus heureux, alors pourquoi vouloir soutenir le développement économique et la croissance dans les pays les plus pauvres et créer un monde dans lequel chacun pourrait jouir de notre niveau de prospérité ? Autant que les gens soient pauvres et (mal)heureux que riches et (mal)heureux – ce qui, soit dit en passant, serait aussi préférable pour la planète.
Comme nous le rappelle Kishore Mahbubani, le concept même de progrès – l’amélioration continue de la condition humaine par la mise en œuvre de la science et la diffusion de la liberté – est un produit des Lumières européennes. Ces penseurs ont été parmi les premiers à voir les problèmes de l’humanité comme solubles et à dire que nous n’étions pas condamnés à la misère et au malheur. Les spectaculaires progrès qui leur ont succédé, d’abord pour l’Occident puis petit à petit dans le reste du monde, n’ont pas découlé d’une nécessité historique, mais ont été le fruit d’efforts et de luttes sans relâche. Le pessimisme n’est pas seulement erroné sur le plan factuel, il est aussi nuisible parce qu’il sape notre confiance dans notre capacité à réaliser de nouveaux progrès. Le meilleur argument à la possibilité du progrès est de voir que des progrès ont déjà été réalisés dans le passé.
Bien évidemment, nous ne vivons pas dans « le meilleur des mondes possibles », comme le croyait le docteur Pangloss de Voltaire, mais nous vivons sans doute dans le meilleur de tous les mondes jusqu’ici disponibles. Si nous voulons en créer un meilleur, et prouver une fois de plus le fourvoiement de Pangloss, alors les méthodes de la science, le libre marché et la démocratie libérale nous offrent nos meilleures chances de réussite. Quand les Occidentaux retrouveront-ils leur foi dans le progrès ?
Maarten Boudry est un philosophe des sciences vivant à Gand (Belgique) après avoir étudié à Vienne, Boston et New York. Son livre le plus récent Science Unlimited ? The Challenges of Scientism a été coédité par Massimo Pigliucci. Il a publié une quarantaine d’articles universitaires sur l’irrationalité humaine, les pseudo-sciences, les croyances surnaturelles et l’évolution culturelle. Il est aussi l’auteur de trois livres populaires auprès du lectorat néerlandophone, dont le dernier traite de la mode du pessimisme. Vous pouvez le suivre sur Twitter @mboudry

(Le Point, 3/8/19)