Trouver le sens de la violence

Cette année au début avril, j’ai publié un essai en néerlandais dans lequel je démontais le mythe de la “violence gratuite” (Filosofie van geweld, Polis, 2017). J’y affirmais que la violence était rarement gratuite, mais qu’au contraire, elle était presque toujours dictée par des motifs et des ressorts rationnels.

Les agresseurs ne frappent pas aveuglément ni au hasard, pas plus qu’ils ne commettent des actes violents pour l’amour de la violence. Mieux encore, plus la violence a du “sens”, plus elle en devient dangereuse. Lorsque quelqu’un est en proie à un délire idéologique, il peut commettre des atrocités avec les meilleures intentions.

Pendant plusieurs mois, mon essai est passé inaperçu. Mais lorsque, dans la foulée des événements de Charlottesville, j’ai diffusé sur Twitter un paragraphe au sujet du nazisme j’ai déclenché une tempête de protestation qui a même atteint récemment les pages du Monde. J’ai été accusé de négationnisme, de falsification de l’histoire et de minimisation de l’holocauste. Le Monde me décrit comme “réputé proche de la droite trumpienne” et fait référence à des critiques anonymes selon lesquels mon intention réelle consiste à minimiser la collaboration flamande pendant la Seconde Guerre mondiale. Rien n’est plus faux : j’ai fait savoir mon aversion pour Trump à de nombreuses reprises et je n’ai aucune sympathie pour le nationalisme flamand, moins encore pour la honte du collaborationnisme. Mon essai a été récupéré à des fins politiques, des fins auxquelles il est totalement étranger.
De quoi s’agit-il en réalité ? Dans le passage incriminé, je révèle la différence notable entre les atrocités du nazisme et celles du djihadisme. Les nazis étaient particulièrement discrets concernant leurs crimes génocidaires, qu’ils prenaient soin de voiler derrière toutes sortes d’euphémismes. L’holocauste était une “affaire d’État de la plus haute confidentialité”, autrement dit, classée “top secret”. Les fanatiques de l’État islamique, en revanche, se vantent ouvertement de leurs crimes et diffusent de beaux montages vidéo de leurs exécutions de masse et de leurs séances de tortures via leur canal médiatique officiel. C’est comme si Goebbels, ministre de la propagande nazi, avait tourné un film élégant et sadique sur les chambres à gaz pour ensuite l’envoyer fièrement à la BBC. C’est tout bonnement impensable.
D’où vient cette différence ? Mon hypothèse pointe une différence de ressorts idéologiques. L’idéologie de l’État islamique est religieuse et apocalyptique : les djihadistes pensent que la fin du monde est proche. Le but de leur violence exhibitionniste et extrême consiste à déclencher une confrontation militaire avec le monde entier, qui débouchera sur une lutte finale apocalyptique près du petit village de Dabiq. Dans cette logique, la terreur peut servir de moyen de propagande. De plus, le djihadisme inclut une justification directe à la torture : de toute façon, les incroyants brûleront éternellement en enfer, condamnés par le Dieu “miséricordieux”. Pourquoi attendre plus longtemps ? Pourquoi ne pas leur donner un avant-goût ?
Cette idéologie diffère du nazisme. Car contrairement à l’État islamique, les nazis avaient un futur en perspective ici-bas : une Europe sous la coupe du national-socialisme et un traité de paix avec le Royaume-Uni. Ils ne voulaient pas souiller le blason de leur empire millénaire et ils savaient qu’un génocide systématique ne pouvait bénéficier d’un soutien populaire. Dans leur idéologie, la solution de la question juive était une tâche déplaisante, mais nécessaire, qui devait avant tout être exécutée de manière rapide et efficace. Non pas une chose dont on s’enorgueillissait, mais une affaire à régler discrètement.
Sur le fond de ma pensée aussi, Le Monde se trompe. Quand on affirme que je considère le djihadisme comme le “mal absolu”, plus absolu encore que le nazisme, c’est l’exact opposé de ce que j’écris. Mon essai remet précisément en question la conception selon laquelle il existerait un Mal absolu et, en ce qui me concerne, je rejette totalement cette idée. Les agresseurs ne sont pas intrinsèquement méchants. Au contraire, ils pensent souvent qu’ils font le bien. Le mythe du Mal absolu, ainsi nommé par le psychologue Roy Baumeister, s’enracine dans nos intuitions morales au sujet des coupables et des victimes, mais il empêche de voir les mobiles des premiers.
Je n’ai que faire d’établir un classement des horreurs et je n’écris nulle part que le nazisme est moins “grave” que le djhadisme. Je cherche seulement à comprendre les différences entre les deux idéologies. Tant les crimes du nazisme que ceux du djihadisme répondent à une logique interne et sont motivés par des égarements idéologiques. Mais ces idéologies ne sont pas identiques, c’est pourquoi elles inspirent différentes formes de violence, toutes “sensées” dans leur propre cadre de pensée. Si nous voulons comprendre ce qui motive les agresseurs, nous devons renoncer au mythe du Mal. Et nous engager dans un débat rationnel.

(Le Vif, 24/10/2017)