« Le wokisme aboutit à des idées réactionnaires »

« Ce livre ne pouvait pas attendre. Il était trop urgent, trop nécessaire. » Voilà ce que me dit Susan Neiman, philosophe américano-allemande, quand j’arrive dans sa chambre d’hôtel de Gand, en Belgique. L’autrice était en train de parcourir l’Europe pour promouvoir son dernier livre, Left is Not Woke [« La gauche n’est pas le woke », sorti chez Polity, le 2 juin, et prévu pour être traduit en français à l’automne 2023, NDLR].

Si Susan Neiman est née et a grandi à Atlanta, dans l’État de Géorgie, elle aura passé la majeure partie de sa vie d’adulte en Allemagne, où elle dirige aujourd’hui le Forum Einstein à Potsdam (Land de Brandebourg). On lui doit plusieurs ouvrages sur la responsabilité morale, l’éthique et les Lumières, et la résolution de l’Allemagne à réparer les atrocités nazies. Son ouvrage le plus ambitieux à ce jour, Penser le mal : une autre histoire de la philosophie (Premier Parallèle, septembre 2022), appréhende la philosophie moderne comme une série de réponses au problème du « mal moral ».

Elle était d’ailleurs en train de plancher à un autre grand projet philosophique, sur l’héroïsme à l’âge victimaire, quand la montée de l’idéologie woke en est venue à tellement la tourmenter qu’elle a décidé de le mettre en pause et d’intercaler ce volume, plus mince. « Mon éditeur s’est empressé de publier le livre, qui sortira très rapidement dans d’autres langues. »

Elle admet ne pas l’avoir écrit pour ses pairs universitaires : « C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis attachée aux Lumières. Ils n’écrivaient pas non plus pour leur classe, mais pour le grand public. » Et ces Lumières – avec leur universalisme, leur foi dans le progrès et la justice – sont aujourd’hui mises à mal par des intellectuels et des militants se réclamant faussement de la « gauche ».

Pendant l’entretien, nous allions arpenter les canaux médiévaux de Gand, pour rejoindre le site de l’ancien monastère où on l’attendait pour une conférence. Philosopher en marchant, n’est-ce pas ainsi que le père fondateur de la philosophie occidentale, Aristote – un autre de ces vieux mâles blancs morts –, l’avait à l’origine envisagé ?

Maarten Boudry : À gauche, beaucoup estiment que le danger du wokisme n’est que le fruit de l’imagination de la droite. Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire d’attaquer l’idéologie woke sous un angle explicitement de gauche ?

Susan Neiman : Cela fait deux ans que je ne cesse de croiser des amis, dans divers pays, qui déplorent – toujours discrètement et uniquement en bonne compagnie – les excès wokes ou l’annulation de tel ou tel événement pour des raisons ridicules et toujours en ajoutant ce commentaire morose : « Il faut croire que je ne suis plus de gauche. » Mais à un moment donné, j’ai commencé à rétorquer : « Non, ce sont ces gens, c’est cette foule woke qui n’est plus de gauche ! »

J’ai donc voulu sortir du manichéisme entre droite et gauche woke, démêler la confusion et replacer à gauche certaines positions, comme l’universalisme et la croyance dans le progrès moral. Pour vraiment résumer mon argument, je dirais que le wokisme, s’il est alimenté par toutes sortes d’émotions progressistes – le cœur qui bat pour les opprimés, la défense indignée des marginalisés –, aboutit à des idées tout à fait réactionnaires.

Vos détracteurs diront que vous faites le jeu de la droite…

Je le sais. Au départ, j’étais d’ailleurs mal à l’aise à l’idée d’aider et de rassurer la droite. Comme si critiquer le wokisme vous plaçait dans le camp des Ron DeSantis [membre du Parti républicain américain, NDLR], Donald Trump ou Rishi Sunak [Premier ministre britannique, NDLR]. Certains de mes amis m’ont même dit : « Susan, je suis d’accord avec tes arguments, mais, s’il te plaît, change le titre. Ne va pas sur ce terrain, dans cette mode du woke. »

J’y ai réfléchi, mais je n’ai pas trouvé de meilleur titre. Nous savons tous de quoi nous parlons. Mais je voulais qu’il soit très clair, dès la première page, que je porte une voix de gauche. Je suis gauchiste et socialiste et je l’ai toujours été. De même, je fais attention d’éviter certains médias de droite, en prévenant en amont mon éditeur pour qu’il refuse les invitations.

Je suppose qu’ils seraient ravis de vous avoir : « Regardez, même la philosophe de gauche pense comme nous maintenant ! »

Pour le moment, je n’ai vu qu’une seule recension d’un conservateur, qui a écrit quelque chose du genre : « Il faut se taper un tas de conneries gauchistes avant d’y arriver, mais elle pose de bons arguments. » Il est évident que je ne suis pas instrumentalisée par la droite. Maintenant, pour les gens qui affirment que le phénomène woke n’est pas réel, je me demande s’ils ont passé ces dernières années dans une grotte.

Faites simplement la liste de ce qui se publie et de ce qui ne se publie pas. Et la situation est désormais internationale. Peut-être que tout cela a commencé dans les universités américaines, mais impossible d’en manquer les ricochets dans la vie culturelle à Berlin où je vis. Dans mon livre, je ne donne pas tant d’exemples que cela, parce que je m’attache aux racines philosophiques du problème, mais je m’attarde tout de même sur tout le tintouin autour de la traduction néerlandaise du poème d’Amanda Gorman. Un cas d’école du caractère si extraordinairement problématique de l’idéologie de « l’appropriation culturelle  ».

Gorman avait choisi une traductrice parce qu’elle aimait ce qu’elle avait écrit jusque-là. Quelqu’un qu’elle jugeait capable de faire passer ses mots. Et voilà qu’une blogueuse mode afro-néerlandaise ou surinamaise allait faire valoir que seule une femme de couleur était à même de traduire correctement le travail de Gorman et qu’il était incroyable qu’on n’en ait pas trouvé une.

La traductrice d’origine, certes blanche mais aussi non-binaire, s’est donc retirée du projet et ils ont opté pour une traductrice néerlandaise noire. Puis, cette logique a traversé toute l’Europe. La traduction espagnole a été refaite par une personne de couleur et les Allemands ont trouvé une solution très allemande – un comité de traduction composé de trois individus d’origines différentes. L’idée qu’on ne pourrait écrire sur un sujet que si l’on a l’identité ethnique et sexuelle du sujet sape tout le pouvoir de la culture. J’ai un ami de couleur qui a intitulé toute une série de conférences ainsi : « La culture, c’est l’appropriation. »

Parce que rien n’est vraiment original et que tout est emprunté ?

N’appréhendons pas la culture comme une marchandise mais comme une communication. Ce qui est fou dans l’identitarisme actuel, c’est qu’il nous réduit aux deux aspects sur lesquels nous n’avons aucun contrôle. On ne s’attache plus aux idées que vous avez, aux jugements que vous portez, aux métiers que vous exercez, aux compétences que vous apprenez et aux relations que vous entretenez – vous êtes réduits aux deux éléments identitaires sur lesquels vous avez le moins de contrôle et qui peuvent le mieux vous servir en tant que victime.

D’après les wokes, les Lumières seraient à l’origine de l’eurocentrisme, du colonialisme et du racisme…

Quand j’ai entendu pour la première fois de tels arguments chez des théoriciens postcoloniaux, je me suis dit qu’ils étaient trop stupides pour leur accorder de l’attention. Mais aujourd’hui, on peut lire, sur la page Wikipédia de Kant, qu’il était raciste et colonialiste ! Alors que le siècle des Lumières a littéralement inventé la critique de l’eurocentrisme. Il suffit d’ouvrir un livre, même pas un livre universitaire, mais par exemple le roman satirique et très accessible de Voltaire, Candide.

Les penseurs des Lumières ont absolument condamné le colonialisme et le racisme. Lorsque les postcoloniaux affirment qu’il faut prêter attention au reste du monde et à la manière dont l’Europe apparaît au reste du monde… ils parlent la langue des Lumières. Et que Kant et Voltaire ne soient pas allés aussi loin que nous pourrions aujourd’hui le faire, par exemple dans leur condamnation du racisme, devrait être une raison de nous réjouir, car cela montre qu’il y a du progrès.

Ce que les philosophes des Lumières n’ont absolument pas compris, en revanche, c’est le sexisme. Pourquoi ces gens, qui ont écrit sur l’universalité et les droits de l’homme à travers les cultures, n’ont-ils pas accordé les mêmes droits aux femmes qui vivaient juste à côté d’eux ? Certes, ils ne l’ont pas fait, mais il convient de rappeler qu’au XVIIIe siècle, les femmes étaient contraintes de procréer d’une façon que nous ne pouvons même pas imaginer.

Une femme devait avoir en moyenne cinq enfants rien que pour remplacer la population humaine, à cause du taux de mortalité monstrueux des enfants et des mères. Je ne veux pas les dédouaner totalement, mais la maîtresse de Voltaire, Madame du Châtelet, traduisait Newton et écrivait des livres sur l’astronomie, et il la respectait en tant qu’intellectuelle. Sauf qu’elle est morte en couches.

Vous portez un jugement très sévère sur Michel Foucault, que vous qualifiez d’au moins aussi réactionnaire qu’Edmund Burke ou Joseph de Maistre, deux figures emblématiques des anti-Lumières. Comment se fait-il qu’il soit considéré comme un parangon de la pensée progressiste ?

J’aimerais vraiment prendre le temps d’échanger avec quelqu’un qui pense que Foucault était progressiste et qu’il me donne une seule raison allant dans ce sens, à part qu’il était ouvertement gay à une époque où la chose était très inhabituelle. Qu’il s’agisse des écoles, des asiles d’aliénés, des prisons ou d’autres institutions, Foucault pose que tout ce que l’on croit être un progrès est, en fait, une forme beaucoup plus subtile de domination et de contrôle. Ainsi, chaque fois que vous tentez un pas en avant, vous finissez, malgré vous, par produire quelque chose d’encore plus dévastateur. S’il est pire que de Maistre ou Burke, c’est parce qu’il dispose d’un argumentaire beaucoup plus puissant.

Plus insidieux ?

Absolument insidieux.

Les défenseurs de Foucault vous diraient que, contrairement aux vrais réactionnaires, il luttait contre l’oppression en exposant ses mécanismes…

Exact, mais vous en ressortez également avec le sentiment que, quoi que vous fassiez pour lutter contre ces mécanismes d’oppression, ils vous dépassent et vous en faites vous-même partie. Soit un extraordinaire appel au défaitisme ou à la résignation. Il n’est même pas certain qu’il ait été du côté de la réforme pénitentiaire. Lorsque les gens parlaient d’améliorations concrètes pour améliorer la vie des prisonniers, Foucault se contentait de souffler : « Ah que c’est trivial ! » Beaucoup d’universitaires soi-disant progressistes en sont d’ailleurs venus à penser que tout ce qu’il y avait à faire, c’était déconstruire les mécanismes du pouvoir. Mais la déconstruction en elle-même n’est pas un acte politique !

Vos collègues universitaires vont probablement vous reprocher de ne rien comprendre à Foucault…

De l’avis d’un ami, je n’étais pas juste envers Foucault, et tout son travail aurait en réalité porté sur la libération. Cela va sans dire, je n’avais aucune envie de commettre des erreurs grossières, alors j’ai décidé de revenir sur mes pas et de donner une seconde chance à Foucault. J’ai lu sa dernière série de conférences sur le néolibéralisme, qui sont des diagnostics assez perspicaces, notamment parce qu’il les pose en 1978-1979, à l’heure où le néolibéralisme ne s’était pas encore emparé de la planète. Mais quel est l’impact normatif de sa discussion ?

Je me suis donc procuré un volume entier d’articles signés par des spécialistes de Foucault… qui n’arrivaient même pas à s’accorder sur son opposition ou son adhésion au néolibéralisme. Pardon, mais j’en ai eu ma claque. Je ne pense pas que patauger dans les méandres du débat scientifique soit ce dont nous avons besoin en ce moment.

Lorsque nous parlons des wokes, il n’est pas question d’une armée de spécialistes de Foucault, de Schmitt ou de Heidegger. Beaucoup de wokes n’ont peut-être même jamais entendu parler de ces auteurs, mais ils en sont venus à biberonner leurs hypothèses réactionnaires comme si elles s’étaient retrouvées dans l’eau du robinet.

À l’origine, les Lumières visaient, en outre, à détruire les anciennes certitudes, les dogmes, les traditions et la foi. Sauf qu’une fois toutes les vieilles idoles à terre, que reste-t-il à détruire ? Eh bien, vous disent les postmodernistes, les fondements mêmes des Lumières : la rationalité, la vérité, le progrès. Peut-on considérer le postmodernisme comme un enfant des Lumières, mais un enfant rebelle et confus ?

Je pense que vous avez raison et le même problème se pose avec Adorno et Horkheimer. J’ai récemment discuté avec un spécialiste de leur célèbre Dialectique de la raison, pour qui tout leur projet viserait à déconstruire les fondements des Lumières pour en construire des nouvelles sur de meilleures bases. Je lui ai alors demandé : « Pouvez-vous me montrer où ? » Sa réponse : « Bon, en fait, ils n’ont jamais écrit la deuxième partie ! » (rires)

L’eurocentrisme n’a pas été inventé par les Lumières mais n’est-il pas vrai que les Occidentaux veulent imposer leurs valeurs et leurs normes au reste du monde ? En visant notamment à ce que le monde entier adopte la démocratie ? Un tel universalisme est tout à fait étranger à la civilisation chinoise, par exemple. Aujourd’hui, si la Chine peut également être accusée de colonialisme avec son initiative des nouvelles Routes de la soie, la grosse différence est qu’elle ne cherche pas du tout à imposer son système politique aux pays africains. Mais nous, si. Nous affirmons posséder certaines valeurs « universelles » que nous jugeons non négociables. Que répondez-vous à cette accusation ?

Le souci est que l’on peut appliquer le même relativisme à des coutumes et traditions « indigènes » qui sont encore pires, comme les mutilations génitales féminines. Quelqu’un comme Narendra Modi [Premier ministre indien, NDLR] est un parfait exemple du recours abusif à cette rhétorique post-coloniale et aux revendications indigénistes. Oui, comme concept, les droits de l’homme ont été formalisés à l’origine en Europe, même si l’on en trouve des variantes dans d’autres cultures. Mais malgré tous les préjudices très réels causés par le colonialisme britannique en Asie du Sud, voulons-nous vraiment dire qu’ils ont eu tort de contester et d’interdire le suttee [l’immolation des veuves, NDLR] ?

Peut-être qu’au fond, même ceux qui défendent officiellement le relativisme culturel sont des universalistes refoulés, vu que lorsqu’on en arrive à des cas extrêmes comme l’excision et le suttee, ils abdiquent ?

Tout à fait. Il suffit de passer de l’abstrait au concret pour trouver beaucoup plus de consensus international.

En parlant d’universalisme, vous faites le lien entre le tribalisme de gauche et l’essor de la psychologie évolutionnaire. Mais cela me semble étrange. L’une des pierres angulaires de la psychologie évolutionnaire est la notion d’universalisme et de nature humaine commune, qu’importe toutes nos différences culturelles. Si l’on compare l’esprit d’un chasseur-cueilleur d’il y a deux millions d’années à celui d’un être humain moderne, on constate qu’il est presque identique, parce que l’évolution est trop lente et les différences génétiques entre les populations humaines superficielles. Ainsi, il me semble non seulement que la psychologie évolutionnaire n’a rien d’un terreau fertile pour le tribalisme mais qu’elle peut même être un rempart contre l’idée qu’il existerait des barrières ethniques et culturelles infranchissables.

Oui, je comprends cette perspective. Mais permettez-moi tout d’abord de poser une question. Lorsque vous affirmez pouvoir comparer « l’esprit d’un chasseur-cueilleur d’il y a deux millions d’années » à celui d’un humain moderne, comment avez-vous déterminé cet esprit ? Vous ou quelqu’un d’autre ? Je dois admettre que c’est la partie de mon livre où j’étais la moins assurée. J’ai donc demandé à mon ami Philip Kitcher, qui a écrit au moins deux livres sur la psychologie évolutionnaire, de la lire et de corriger mes erreurs éventuelles. Il m’a fait quelques suggestions mineures, tout en pensant que j’avais bien saisi l’essentiel.

La psychologie évolutionnaire est le plus grand exemple de pseudoscience qu’on ait jamais vu devenir aussi respectable. Ils n’ont aucune source sur laquelle s’appuyer. Certes, l’évolution est lente, nous n’avons pas accès à l’esprit d’un chasseur-cueilleur. Nous pouvons examiner leurs os et divers vestiges archéologiques, mais envisager leur esprit relève de la pure spéculation. Et même si nous savions ce que pensaient nos ancêtres, il y a deux millions d’années, nous n’avons absolument aucune raison de nous croire dotés des mêmes pulsions et motivations, car, dans l’intervalle de ces deux millions d’années, les cultures ont également évolué.

Aucune, vraiment ? Pas même les « universaux humains » (comme dans la liste de Donald Brown) montrant que de nombreuses cultures ayant évolué indépendamment les unes des autres ont des points communs, à l’instar des intuitions morales, des émotions, des compétences cognitives ? L’explication la plus parcimonieuse n’est-elle pas que nous avons au moins quelques dispositions innées ?

Je pense que nous avons tout un tas de dispositions innées, mais les plus grands psychologues évolutionnaires estiment que nous avons cette disposition à vouloir accroître notre propre patrimoine génétique et que c’est la base de chacune de nos actions. De ce point de vue, les psychologues évolutionnaires sont confrontés à ce qu’ils appellent le « problème de l’altruisme ».

Il est intéressant de constater qu’ils considèrent cela comme un problème ! En fait, l’altruisme est très répandu dans le monde vivant, comme le montrent les livres de Frans de Waal. Et pour expliquer l’altruisme, ils disent des choses comme : vous sacrifierez vos propres intérêts si et seulement si vous augmentez le patrimoine génétique de vos proches parents, donc soit deux enfants, soit quatre nièces ou neveux, etc. C’est là que cela ressemble à de la satire.

Ce n’est pas une coïncidence si la psychologie évolutionnaire s’est refait une jeunesse à l’époque où tout le monde répétait le mantra de Margaret Thatcher voulant qu’il n’y aurait « pas d’alternative » au néolibéralisme mondialisé. Les gens spéculent sur la nature humaine depuis des milliers d’années, mais comme Rousseau l’avait souligné, nous y lisons toujours nos propres idées préconçues. Et puis, ce nouveau truc est arrivé et s’est autoproclamé « science » et si vous n’êtes pas d’accord avec ça, c’est que vous faites partie des créationnistes zinzin…

D’accord, partons du principe que la psychologie évolutionnaire est une pseudoscience. Reste que ses plus grands opposants sont les wokes. Ils la détestent copieusement !

Mais quel est donc l’angle d’attaque woke contre la psychologie évolutionnaire ? Parce que je n’ai encore jamais lu ce genre de critique.

Globalement, qu’elle est sexiste et essentialise les différences entre hommes et femmes.

Mais c’est ce qu’elle est et fait ! Comme beaucoup de wokes, d’ailleurs. On ne peut pas grandir dans cette culture sans y être perméable. Un jour, j’ai discuté de psychologie évolutionnaire avec mon fils, qui est réalisateur de documentaires et très woke, tout en étant capable d’une pensée sophistiquée. Et il m’a dit : « Ben c’est de la science, tu sais. »

Quid d’une autre source intellectuelle du wokisme, à savoir le marxisme ? D’aucuns estiment que le wokisme ne serait fondamentalement que l’application de schémas de pensée marxistes à la sphère non économique, c’est-à-dire à la sexualité, au genre et à l’ethnicité. Vous divisez la société en deux groupes, les oppresseurs et les victimes, et il y a un jeu à somme nulle entre les deux, avec un no man’s land quelque part au milieu. Les deux groupes ont leur propre conscience collective, mais la classe des victimes jouit d’un privilège épistémique de par son statut de victime. Et si vous n’êtes pas d’accord avec ça, c’est que vous souffrez de « fausse conscience ».

C’est une vision assez réductrice du marxisme, même s’il me faut préciser que je suis socialiste mais pas marxiste. Pour plusieurs raisons, mais surtout parce que Marx était un réductionniste de classe, du moins dans ses derniers écrits. Au XIXe siècle, cela avait un certain sens, mais, au XXIe siècle, c’est une façon ridicule de diviser les gens.

Les individus n’agissent pas uniquement en fonction de leurs intérêts de classe, c’est le moins que l’on puisse dire. Marx s’est trompé de deux côtés : par les millions de membres de la classe moyenne qui ont soutenu le socialisme, non pas par intérêt de classe mais par sens de la justice ; et par les millions de membres de la classe ouvrière qui ont toujours voté pour des intérêts réactionnaires.

Un peu comme les personnes non blanches qui ne suivent pas la ligne du parti, comme Ayaan Hirsi Ali [femme politique et écrivaine néerlando-américaine d’origine somalienne, NDLR] ou John McWhorter [professeur de linguistique et civilisation américaine à Columbia University, auteur de Woke Racism, NDLR], qui sont traitées de « traîtres à la race » ou d’« Oncle Tom ».

C’est un type de pensée effectivement très en vogue. L’un de mes amis, un éminent historien ostensiblement d’origine indienne, travaille sur les racines fascistes du post-colonialisme et il a été blacklisté par tout un tas d’institutions. C’est vraiment un problème. Si vous voulez représenter un groupe particulier, les seules voix jugées « authentiques » sont celles qui posent une victimisation maximale.

J’ai été traitée d’antisémite par un certain nombre de journaux allemands et de « traître à la race » par certains juifs conservateurs, parce que j’ai cette idée étrange que les Palestiniens méritent les mêmes droits que les Israéliens et parce que je n’estime pas que notre victimisation soit le fondement de l’identité juive. Bien sûr, à ce stade de l’histoire, tout woke se rangera du côté des Palestiniens parce que les Palestiniens sont les plus grandes victimes. Mais si je soutiens les droits civiques des Palestiniens, c’est parce que je suis universaliste, pas parce que je me range immédiatement du côté des personnes à la peau plus sombre.

Êtes-vous d’accord pour dire que la montée de l’Alt-Right [mouvance d’extrême droite née à la fin des années 2000, NDLR] est en partie motivée par le wokisme ? Ces deux factions ne se poussent-elles pas mutuellement à la folie ?

Oui, il y a une part de vérité là-dedans. J’ai rencontré des gens tellement déçus par les idées de la gauche qu’ils disaient se rapprocher du centre ou du centre droit. Mais le plus courant, c’est que des gens de gauche se retirent de l’engagement politique parce qu’ils ont l’impression que la gauche est devenue folle. Je termine le livre en rappelant comment les fascistes sont arrivés au pouvoir en 1933 : si les gauchistes avaient formé un front uni contre le fascisme, le monde aurait été épargné d’une terrible guerre.

Le problème, c’est que la gauche dévore toujours ses propres enfants et passe à côté du vrai danger. Donald Trump pourrait vraiment redevenir président. Le Pen pourrait battre Macron si les élections avaient lieu aujourd’hui. À en croire mes amis indiens, le président du plus grand pays du monde est un fasciste. Les dangers de notre époque sont bien réels et nous devons renforcer nos propres rangs.

*Maarten Boudry est philosophe des sciences et chercheur à l’université de Gand (Belgique). Vous pouvez le suivre sur Twitter @mboudry.

(Propos recueillis par Maarten Boudry* pour Quillette, traduction par Peggy Sastre)