Quand les Verts deviennent des ennemis du climat

Dans Don’t Look Up, récent succès Netflix, des scientifiques se démènent pour avertir de l’arrivée d’une comète garantissant d’anéantir la civilisation humaine, voire la vie tout court, et se heurtent à l’indifférence, au mépris et au déni généralisés.

Soit une allégorie aussi évidente qu’à gros sabots de notre crise climatique actuelle. Si les critiques du film ont été mitigées, beaucoup ont exalté sa clairvoyance et sa sagacité « tellement affûtée qu’elle en est douloureuse ». Dans le Guardian, un climatologue juge que Don’t Look Up « capture à la perfection la folie à laquelle j’assiste au quotidien ». Dans le même journal, George Monbiot, vieux briscard de l’écologie, écrit que le film lui a donné l’impression de voir « toute ma vie de militant défiler sous mes yeux ». 

Comme en témoignent ces critiques élogieuses, Don’t Look Up propose une version – certes grotesque – d’un récit sur le changement climatique promulgué au premier degré par moult acteurs du débat public. Si on le suit, résoudre le problème du changement climatique consiste peu ou prou à affronter la réalité, briser le pouvoir des intérêts liés aux combustibles fossiles et trouver le courage politique nécessaire pour faire ce qu’il faut. Comme l’écrit Naomi Klein dans son très influent Tout peut changer, les solutions technologiques au changement climatique sont déjà là, sauf qu’elles sont sabotées par l’impitoyable « minorité qui a la haute main sur l’économie, la sphère politique et la majorité des grands médias ».

Sauf qu’en poussant ce récit à ses clownesques extrêmes, Don’t Look Up m’a fait saisir tout ce qui ne va pas dans cette histoire : il s’agit d’un mythe égocentrique, raconté par de riches progressistes occidentaux diabolisant des boucs émissaires faciles, détournant des véritables solutions et empêchant un examen de conscience qui aurait dû s’imposer depuis longtemps.

Qu’on me comprenne bien : le secteur des combustibles fossiles mérite tous les reproches possibles pour avoir sciemment, et ce depuis des décennies, voulu occulter la vérité et tromper le monde sur la réalité du changement climatique anthropique. Dans certains pays, en premier lieu aux États-Unis, le climatoscepticisme aura considérablement retardé les actions nécessaires pour lutter contre le changement climatique. Mais le négationnisme pur jus, tel qu’il est dénoncé dans Don’t Look Up, est en perte de vitesse depuis un certain temps. Aux États-Unis, à l’heure actuelle, 9 personnes sur 10 admettent que les conséquences du changement climatique seront ressenties par les générations actuelles et futures. Dans une enquête menée dans dix pays occidentaux et publiée à la veille de la conférence COP26 de Glasgow en 2021, 62 % des sondés faisaient du changement climatique la principale crise environnementale à laquelle le monde était confronté, devant la pollution et les maladies émergentes. Même le secteur des combustibles fossiles aura fini par admettre, à contrecœur, que ses produits réchauffent la planète.

Reste que si l’on adhère au récit de Don’t Look Up, on peut facilement passer sous silence un fait gênant : les combustibles fossiles ont été de fantastiques moteurs de progrès pour l’humanité, en donnant accès à une énergie bon marché, abondante, fiable et (relativement) sûre. Ils nous ont libérés de travaux pénibles, ont triplé notre espérance de vie et ont permis à un pays après l’autre d’échapper à la plus terrible des misères. Si le secteur des combustibles fossiles a pu devenir si puissant, c’est précisément parce qu’à la base, le produit qu’il offre est extrêmement désirable et bénéfique à tous, autant sous ses formes directes (essence, diesel, gaz naturel) que sous une myriade de déclinaisons indirectes (ciment, plastique, acier, verre). Faites le tour de votre salon et voyez comme il est difficile d’y dénicher un seul objet n’impliquant pas du pétrole d’une manière ou d’une autre (ne serait-ce qu’il aura quasi certainement fallu une machine tournant au diesel pour l’acheminer jusqu’à vous).

Contrairement à ce qu’affirment bien des militants climatiques, nous ne disposons pas encore de solutions propres et abordables pour faire tourner l’industrie de l’aviation, du ciment, de l’acier, ou encore pour produire des engrais pour l’agriculture. Sans de telles alternatives propres, renoncer aux combustibles fossiles entraînera inévitablement de douloureux sacrifices et de bien difficiles questions relatives à la répartition du fardeau de la réduction des émissions.

Pour comprendre pourquoi le « négationnisme climatique » et la « manipulation des élites » n’expliquent pas l’inaction climatique, prenons l’exemple de l’Allemagne, l’une des nations les plus riches et les plus soucieuses de l’environnement de la planète. Cela fait plus de trois décennies que les dirigeants allemands prennent la crise climatique très au sérieux et, contrairement aux États-Unis, les négationnistes climatiques y sont marginaux et n’ont jamais eu une once de pouvoir politique. Reste que même en Allemagne, se débarrasser des combustibles fossiles s’est avéré extrêmement difficile. Bien qu’elle ait dépensé 500 milliards d’euros dans sa fameuse Energiewende (transition énergétique), l’Allemagne en est toujours à brûler des quantités astronomiques de lignite et de charbon, et n’est pas au début du commencement d’une trajectoire menant à ses objectifs climatiques. Même avec les meilleures intentions et des tonnes de bonne volonté politique – et sans aucune magouille des négationnistes – les progrès climatiques se sont avérés insaisissables. Peut-être serez-vous d’ailleurs surpris d’apprendre que les États-Unis, tout en ayant été bien plus vulnérables aux autoproclamés « climatosceptiques », peuvent se targuer de réductions d’émissions similaires à celles de l’Allemagne au cours des deux dernières décennies, principalement en remplaçant le charbon par le gaz et en agissant sur l’efficacité énergétique.

Si l’Energiewende allemande s’est révélée décevante, la suite logique n’est pas d’abandonner tout espoir. En réalité, l’Allemagne aurait pu faire bien mieux, et c’est là que l’histoire commence à grattouiller les activistes climatiques tombés en pâmoison devant Don’t Look Up. Réduire les émissions de gaz à effet de serre exige toute une série de mesures, mais les deux premières sont celles-ci : décarboner la production d’électricité, puis tout électrifier. Quelques pays industrialisés sont déjà parvenus à une décarbonation quasi-complète de leur secteur électrique. Si l’on exclut ceux qui bénéficient d’atouts géographiques uniques comme la Norvège ou l’Islande (et décarbonent par l’hydroélectricité et la géothermie), on constate qu’ils y sont tous parvenus en tablant lourdement sur le nucléaire.

En France, voisine de l’Allemagne, cet exploit a même été réalisé sans penser du tout au réchauffement de la planète. Dans les années 1970, lorsque la France allait décider de troquer les combustibles fossiles pour l’énergie nucléaire, le problème du climat n’était même pas d’actualité. Reste qu’en l’espace d’une quinzaine d’années, la France a quasi totalement décarboné son secteur électrique et électrifié à foison (que ce soit le chauffage ou les trains à grande vitesse). Avec la Suède, la France démontre qu’il est matériellement possible d’éliminer les combustibles fossiles sans rien sacrifier à la croissance économique et à la prospérité.

En Allemagne, même après vingt années complètes d’Energiewende, l’intensité en carbone de l’électricité demeure toujours plus de cinq fois supérieure à celle de la France. Mais ce n’est pas à cause d’un déni généralisé ou parce que des élites auraient comploté pour cacher la réalité du réchauffement climatique anthropique. Bien au contraire. C’est parce que des écologistes antinucléaires – les mêmes à souffrir le plus d’éco-anxiété – y ont davantage de poids politique qu’en France et ont réussi à convaincre leurs dirigeants qu’il en allait d’une excellente « politique climatique » d’abandonner l’énergie atomique et de fermer tous leurs réacteurs encore en activité.

Tout au long de son histoire, l’énergie nucléaire aura permis d’éviter environ 74 milliards de tonnes d’émissions de CO2, soit à peu près le double des émissions annuelles mondiales actuelles. Un chiffre qui aurait pu être dix fois supérieur si l’industrie nucléaire avait gardé le rythme de sa phase de croissance des années 1960. Hélas, pays après pays, les projets de centrales nucléaires ont été annulés (plus de 120 rien qu’aux États-Unis) à cause d’une opinion publique aussi hostile qu’en premier lieu galvanisée par le mouvement écologiste. Une réglementation excessive, alimentée par des discours alarmistes sur les méfaits des rayonnements de faible intensité, a fini par générer une courbe d’apprentissage négative : chaque nouveau projet de réacteur étant plus coûteux et plus long que le précédent. Et c’est ainsi que le règne du Roi Charbon tient toujours bon.

Pour le mouvement climatique, telle est la véritable « vérité qui dérange » : ces deux dernières décennies, le principal obstacle à une action efficace contre le réchauffement n’a pas été dressé par les négationnistes et leur refus d’admettre la réalité du problème, mais par les écologistes qui n’ont cessé de diaboliser et de saboter le nucléaire, soit notre source la plus importante d’énergie concentrée, indépendante des conditions météorologiques, pilotable et décarbonée (et en outre la plus sûre et la moins polluante).

L’opposition à l’énergie nucléaire n’est pas la seule voie par laquelle les écologistes traditionnels ont, avec les meilleures intentions du monde, nui à la cause climatique. S’il s’agit de l’erreur la plus lourde de conséquences, on peut raconter une histoire similaire avec l’opposition aux OGM (qui présentent tout un tas d’avantages pour le climat), au captage-stockage du CO2 et à d’autres solutions axées sur le marché comme la tarification du carbone.

Plus généralement, que la science du climat ait été récupérée pour fourbir des attaques contre le capitalisme, la culture consumériste, le néolibéralisme et une myriade d’autres bêtes noires de la gauche n’ayant rien à voir ou presque avec le réchauffement, n’a fait qu’alimenter la polarisation idéologique autour de cette question. La science du changement climatique a beau transcender toute idéologie, on ne peut pas en dire autant du militantisme climatique dominant. L’ironie, c’est que les négationnistes sont eux aussi d’accord pour acter d’une incompatibilité structurelle entre climat et capitalisme (ou entre climat et croissance économique). Là où ils divergent de la plupart des écologistes, c’est qu’ils préfèrent laisser tomber la politique climatique plutôt que le capitalisme. Et à cause de ce piratage idéologique, les négationnistes de droite peuvent aujourd’hui balayer tout le discours climatique comme une énième excuse de hippies pour leur imposer un nouveau Léviathan et les priver de 4×4.

La bonne nouvelle, c’est que le vent semble tourner. À l’heure où les écologistes et progressistes traditionnels perdent leur monopole sur la question climatique, et que d’autres partis aux idéologies différentes s’en emparent, l’intérêt politique pour l’énergie nucléaire et d’autres solutions technologiques connaît un bel essor. Les Pays-Bas, la France ou le Royaume-Uni ont annoncé la construction de nouvelles centrales nucléaires, car ils ont compris que les énergies renouvelables ne suffiront pas à nous sauver de la catastrophe climatique. La Chine prévoit de construire 150 nouveaux réacteurs nucléaires, ce qui promet d’éviter collectivement plus d’émissions de CO2 que la moitié de l’addition annuelle de l’Union européenne. Une Europe qui prévoit d’ailleurs d’inclure l’énergie nucléaire dans sa taxonomie verte, malgré les vives protestations des ONG écolos et des pays antinucléaires comme l’Allemagne et l’Autriche. En Finlande, même le parti écologiste s’est rallié au nucléaire.

Les écologistes et les militants climatiques ont le mérite d’avoir sensibilisé l’opinion publique au réchauffement de la planète, mais cela ne les dispense pas pour autant de toute critique. Au contraire, c’est précisément parce qu’ils avaient la science de leur côté au moment de diagnostiquer le problème que les environnementalistes ont été beaucoup trop complaisants lorsqu’il s’est agi d’évaluer leurs solutions préférées. Faire de l’histoire contrafactuelle est toujours périlleux, mais que se serait-il passé si le secteur des combustibles fossiles n’avait jamais lancé de campagne de désinformation sur la réalité du réchauffement climatique anthropique, si le mouvement négationniste n’avait jamais existé et si nous avions tous collectivement écouté les climatologues dès le départ ? Aurions-nous résolu le problème du changement climatique à l’heure actuelle ? Rien n’est moins sûr. Nous ferions fondamentalement toujours face au même dilemme : étant donné que les combustibles fossiles apportent tant de bénéfices à l’humanité, s’en débarrasser est extrêmement difficile.

Par contre, que se serait-il passé si le mouvement antinucléaire n’avait jamais existé ? Et si les écologistes avaient embrassé l’atome il y a 50 ans et que l’énergie nucléaire était effectivement devenue « l’énergie du futur », pour ainsi tenir ses promesses initiales ? Là, il y a fort à parier que nous soyons bien plus proches d’avoir trouvé la solution au problème du changement climatique.


(Traduit de la version anglaise par Peggy Sastre)