L’assouplissement des mesures entraînera plus de dommages collatéraux, pas moins

Prenez une boîte de comprimés au hasard chez votre pharmacien et lisez la notice. Celle-ci vous explique non seulement que les comprimés sont bons pour vous, mais aussi quels effets indésirables ils pourraient entraîner. Pour beaucoup de médicaments, il s’agit d’une longue liste, suffisante pour donner à n’importe quel hypocondriaque des sueurs froides. Car les entreprises pharmaceutiques doivent jouer la sécurité : le moindre mal ou symptôme constaté durant le test ou le suivi – fût-ce chez un nombre très réduit de patients – doit impérativement figurer sur la notice. Les seuls remèdes qui n’ont pas d’effets secondaires sont ceux qui n’ont pas d’effets du tout. Vous pouvez consommer des granules et des sirops homéopathiques à l’envi : il ne s’agit que d’eau que l’on a agitée ou de billes de sucre.

Mais qu’en est-il des effets secondaires de la politique du corona ? Quels sont les ravages indirects de la limitation des déplacements, de la fermeture de l’horeca, de l’obligation du port du masque et des lockdowns ? Les épidémiologistes parlent d’interventions non pharmaceutiques contre un germe (NPIs en anglais). Mais comme les pilules et les comprimés, celles-ci entraînent des dommages collatéraux. De graves dommages même. Enfermer les gens chez eux favorise grandement la solitude, la dépression, les abus d’enfants et la violence domestique. La récession économique précipite des milliers de gens dans la pauvreté et signe la perte de centaines de petites sociétés et de petits entrepreneurs. Sans parler des ravages causés dans le secteur de la culture et du divertissement et des dramatiques difficultés d’apprentissage dans l’enseignement.

Pourtant, l’idée que le « remède est pire que le mal », comme beaucoup le prétendent aujourd’hui, est une erreur grave. Pour s’en rendre compte, il faut réfléchir attentivement à ce qui se serait passé sans ces lockdowns et ces autres mesures. Pratiquer la pensée contrefactuelle, disent les philosophes. Tout d’abord, on aurait déploré beaucoup plus de morts (y compris parmi les plus jeunes). Ceux qui sont sceptiques du lockdown invoquent souvent le nombre de personnes décédées pendant et après le lockdown pour dire : « Ce n’est pas si grave, finalement, si ? Ce n’est pas beaucoup plus qu’une mauvaise grippe saisonnière. » Mais quand on veut évaluer les coûts et les bénéfices d’un lockdown, on ne doit pas tenir compte du nombre réel de décès dus au corona, mais du nombre qu’il y en aurait eu sans le lockdown. C’est-à-dire au moins cinq fois autant. Si l’on ne trouve pas le « mal » si grave, c’est donc parce que l’on a déjà « avalé » la pilule. Lorsque le dentiste vous a fait une piqûre avant de vous extraire une dent, vous ne dites pas au plein milieu de l’intervention : « Dites, docteur, la douleur est bien supportable, cette injection était-elle vraiment nécessaire ? »

Mais il n’y aurait pas seulement eu beaucoup plus de morts du corona. Un élément a été éclipsé dans le débat cette semaine, à savoir que les dommages collatéraux sur la société auraient justement été plus graves et non moins graves. Celui qui pense que la levée du lockdown mettrait fin à la misère économique, sociale et sociétale se fourre le doigt dans l’œil. Prenons l’économie. Les données relatives à la consommation et à la mobilité montrant que les gens avaient déjà massivement adapté leur comportement dans les jours et les semaines qui ont précédé les lockdowns de 2020 : ils ont moins voyagé, sont allés moins souvent au restaurant, ont organisé moins de fêtes, ont moins consommé et certains ont retiré leurs enfants de l’école. Pourquoi ? Parce qu’ils ne voulaient pas être contaminés ou en contaminer d’autres. Lorsque la plupart des pays européens ont introduit le lockdown, en mars 2020, une grave commotion économique et sociale devait inévitablement se produire, avec ou sans lockdown. Même dans les pays qui n’ont jamais eu recours à un lockdown classique, comme la Suède, l’économie s’est effondrée. De plus, sans mesures, la moitié de la population active se serait retrouvée en un rien de temps malade, chez elle ou à l’hôpital. Ce qui n’est pas non plus propice à la croissance économique. D’autant que plus le virus circule, moins les gens en bonne santé ont envie d’aller au restaurant ou au café. Comme l’économiste belge Mathias Dewatripont le résumait dans Le Monde  : « C’est le Covid-19 qui tue l’économie, bien plus que les mesures de confinement ».

Ensuite, il y a les dégâts sur la santé. Dans le journal néerlandais NRC, quatre intensivistes affirmaient que le remède était plus grave que le mal dès lors que les mesures menaient au report des soins ordinaires, non liés au Covid. Mais c’est justement l’inverse. C’est le virus lui-même qui mène à un report des soins en provoquant une submersion des hôpitaux, alors que les mesures réduisent justement ces dommages collatéraux. Si vous laissez libre cours au virus, vous devrez retarder plus de soins, pas moins. Les partisans des assouplissements s’inquiètent à juste titre des ravages psychiques provoqués par les mesures. Mais, sans lockdowns et mesures autres, pratiquement tout le monde aurait eu un père, une mère, un grand-père ou une grand-mère emporté par la maladie ou luttant contre la mort dans un hôpital submergé. Y aurait-on vraiment gagné en termes de stress ou de chagrin ?

Le malentendu le plus tenace de cette crise, presque aussi inextirpable que le coronavirus, c’est l’idée que la santé et l’économie sont en quelque sorte des vases communicants, que les politiques doivent trouver un compromis entre santé physique et mentale. D’innombrables hommes politiques et quelques universitaires – comme Jean-Luc Gala et Lieven Annemans – ont plaidé contre des mesures plus sévères dans l’idée d’épargner notre économie et notre mental. Mais en faisant cela, on donne de la marge au virus et on provoque en fin de compte encore plus de dégâts collatéraux. Les comparaisons internationales le montrent clairement. Les pays qui sont intervenus précocement et avec fermeté contre le virus (Corée du Sud, Japon, Taïwan, Nouvelle-Zélande) sont ceux qui ont connu le moins de morts et la reprise économique la plus rapide. Les économistes observent le même schéma que lors de la grippe espagnole en 1918-1919  : les villes américaines qui sont intervenues vite et énergiquement sont celles qui se sont ensuite relevées le plus facilement.

Bien entendu, tout le monde est d’accord pour dire qu’un lockdown a de gros effets secondaires. Moins que le virus lui-même, mais considérables quand même. Mais c’est là que se trouve toute l’ironie de cette histoire : personne ne nous a plus rapprochés et ne nous rapproche plus d’un nouveau lockdown que les partisans de l’assouplissement, qui trouvent que le remède est plus grave que le mal. L’été, on a vu se former dans tous les pays européens des sortes de « brigades d’assouplissement », associations libres de personnes jugeant qu’il fallait apprendre à vivre avec le virus plutôt que s’imposer des masques, des bulles sociales et des limitations de déplacements. Fin septembre, l’antenne belge de cette brigade a, de manière totalement insensée, obtenu de notre gouvernement qu’il assouplisse les mesures au moment précis où les chiffres de contamination commençaient à remonter. Or, ces mesures étaient précisément destinées à éviter un nouveau lockdown. À cause de sa myopie, ces gens ont transformé leur pire cauchemar – un nouveau lockdown de longue durée – en réalité. Et de ce fait, elle a aussi aggravé tous ces dommages collatéraux qui la tracassent à raison.

C’est une leçon importante pour la troisième vague vers laquelle nous nous dirigeons pour l’instant en raison du variant britannique, plus contagieux. Assouplir pour « épargner l’économie », c’est finalement infliger de plus gros dégâts à la fois à l’économie et à la santé publique. Le risque est réel que l’on doive actionner le frein de secours quelques jours ou quelques semaines plus tard. Et cette liberté éphémère coûte alors très cher. Car plus on laisse s’élever les courbes, plus il faut de temps pour les faire redescendre. Ce qui revient à déplorer à la fois des hôpitaux submergés et une commotion économique et sociale plus importante. Ne vous trompez pas : le remède est dangereux, mais le mal sans remède l’est bien plus encore.

*Maarten Boudry et Joël De Ceulaer viennent de publier ensemble Eerste hulp bij pandemie (« Premiers secours en cas de pandémie ») en néerlandais. Texte traduit du néerlandais au français par Anne-Laure Vignaux.

(Le Soir, le 15/02/2021)